S UN NIVELLEMENT DES CULTURES
«Si je diffère de toi, loin de te léser, je t’augmente», Saint-Exupéry, Lettre à un otage. Cette évidence, tous nos réflexes la nient. Notre besoin superficiel de confort intellectuel nous
pousse à tout ramener à des types et à juger selon la conformité aux types ; mais la richesse est dans la différence.
Beaucoup plus profond, plus fondamental, est le besoin d’être unique, pour «être» vraiment. Notre obsession d’être reconnu comme une personne originale, irremplaçable; nous le sommes réellement, mais nous ne sentons jamais assez que notre entourage en est conscient. Quel plus beau cadeau peut nous faire l’«autre» que de renforcer notre unicité, notre originalité, en étant différent de nous ? Il ne s’agit pas d’édulcorer les conflits, de gommer les oppositions; mais d’admettre que ces conflits, ces oppositions doivent et peuvent être bénéfiques à tous.
La condition est que l’objectif ne soit pas la destruction de l’autre, ou l’instauration d’une hiérarchie, mais la construction progressive de chacun. Le heurt, même violent, est bienfaisant; il permet à chacun de se révéler dans sa singularité; la compétition, au contraire, presque toujours sournoise, est destructrice, elle ne peut aboutir qu’à situer chacun à l’intérieur d’un ordre imposé, d’une hiérarchie nécessairement artificielle, arbitraire.
La leçon première de la génétique est que les individus, tous différents, ne peuvent être classés, évalués, ordonnés: la définition de «races» , utile pour certaines recherches, ne peut être qu’arbitraire et imprécise; l’interrogation sur le «moins bon» et le «meilleur» est sans réponse; la qualité spécifique de l’Homme, l’intelligence, dont il est si fier, échappe pour l’essentiel à nos techniques d’analyse; Les tentatives passées d’«amélioration» biologique de l’Homme ont été parfois simplement ridicules, le plus souvent criminelles à l’égard des individus, dévastatrices pour le groupe.
[…]Transformer notre patrimoine génétique est une tentation, mais cette action restera longtemps, espérons-le, hors de notre portée.
Cette réflexion peut être transposée de la génétique à la culture: les civilisations que nous avons sécrétées sont merveilleusement diverses et cette diversité constitue la richesse de chacun de nous. Grâce à une certaine difficulté de communication, cette hétérogénéité des cultures a pu longtemps subsister; mais il est clair qu’elle risque de disparaître rapidement. Notre propre civilisation européenne a étonnamment progressé vers l’objectif qu’elle s’était donné : le bien-être matériel. Cette réussite lui donne un pouvoir de diffusion sans précédent, qui aboutit peu à peu à la destruction de toutes les autres; tel a été le sort, pour ne citer qu’un exemple parmi tant d’autres, des Esquimaux d’Ammassalik, sur la côte Est du Groenland, dont R. Gessain a décrit la mort culturelle sous la pression de la «civilisation obligatoire».
Lorsque l’on constate la qualité des rapports humains, de l’harmonie sociale dans certains groupes que nous appelons «primitifs», on peut se demander si l’alignement sur notre culture ne sera pas une catastrophe; le prix payé pour l’amélioration du niveau de vie est terriblement élevé, si cette harmonie est remplacée par nos contradictions internes. Nos tensions, nos conflits. Est-il encore temps d’éviter le nivellement des cultures? La richesse à préserver ne vaut-elle pas l’abandon de certains objectifs qui se mesurent en produit national brut ou même en espérance de vie ?
Poser une telle question est grave ; il est bien difficile, face à cette interrogation, de rester cohérent avec soi-même, selon que l’on s’interroge dans le calme douillet de sa bibliothèque ou que l’on partage durant quelques instants la vie d’un de ces groupes qui nous émerveillent, mais où les enfants meurent, faute de nourriture ou de soins.
Pourrons-nous préserver la diversité des cultures sans payer un prix exorbitant ?La biologie moderne nous permet enfin de comprendre comment se transmet la vie et nous éclaire sur la nature de l'espèce humaine. Mais la génétique est invoquée aussi pour affirmer l'inégalité des races, l'hérédité de l'intelligence... Dans la controverse, la connaissance scientifique véritable apporte le doute fécond et l'humilité devant la tentation d'agir. Je souhaite que le lecteur retienne de la biologie cette leçon: notre richesse collective est faite de notre diversité. L'« autre », individu ou société, nous est précieux dans la mesure où il nous est dissemblable
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