pluysieurs siecles de defaites parcequ on a tue nos prophetes
"La théorie d'Ibn Rochd (Averroès) sur les rapports de la religion et de la philosophie"
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PUBLICATIONS DE L'ÉCOLE DES LETTRES D'ALGER
BULLETIN DE CORRESPONDANCE AFRICAINE
9 c
Tome XLI
Ii THÉORIE D IBIM IHICIIII wmm
SUR LES RAPPORTS
DE LA RELIGION ET DE LA PHILOSOPHIE
ANGERS. — IMPRIMERIE ORIBNTALE A. BURDIN ET C ie , 4, RUE GARNIER.
/ s
LA
THÉORIE D'IBN ROCHD
(AVERROÈS)
SUR LES RAPPORTS
DE LA RELIGION ET DE LA PHILOSOPHIE
PAR
Léon GAUTHIER
chargé de cours a l\ chaire d'histoire de la philosophie musulmane
de l'école supérieure des lettres d'alger
docteur ès-lettres
PARIS
ERNEST LEROUX, ÉDITEUR
28, RUE BONAPARTE, VI e
1909
â. 7 s*
NOTE
SUR LA TRANSCRIPTION DES MOTS ARABES
Une étude d'histoire de. la philosophie musulmane n'appartient pas
exclusivement à l'érudition orientaliste. Les mots arabes qui s'y ren-
contrent, termes techniques et noms propres, sont destinés a passer tels
quels dans les livres d'histoire de la philosophie universelle. L'auteur
d'une pareille étude ne doit donc pas s'attacher imperturbablement à un
système de transcription rigoureusement scientifique, ayant pour consé-
quence inévitable de susciter à qui n'est pas arabisant trop de complica-
tions, de difficultés et d'énigmes. Nous avons suivi sur ce point l'exemple
des de Sacy, des Munk, des Renan, etc., en adoptant toutefois un mode
de transcription d'un caractère plus scientifique. Nous distinguons, par
exemple, le J> 7» du ^ &> ^ e ^ '^> du ^— J U mais nous renonçons à distin-
guer le ». (h fort) A, du A (h faible) h, le ■> (d zézayé) dh, du là (d empha-
tique) dh, etc., parce que la pénurie de l'alphabet français ne nous per-
mettrait d'indiquer ces nuances, d'ailleurs légères pour qui n'est pas
initié, qu'en surchargeant nos caractères de signes conventionnels.
Cependant, nous rendons conventionnellement le hamza par ' et le l aïn
par ", afin de ne pas supprimer deux consonnes arabes. Nous rendons,
en principe, le ^ (s faible) par s et le ^j> (s emphatique) par C; néan-
moins, nous transcrivons ^yo par ç lorsque, entre deux voyelles, il risque-
rait d'être prononcé comme un z, etc. Enfin, nous avons renoncé à modi-
fier l'orthographe altérée de certains noms devenus chez nous d'un usage
tout à lait courant, comme Almoravides, Almohades, vizir, etc.
LA THÉORIE ll'IBN ROCHD
(4VIRR0ÈS)
SUR LES RAPPORTS
DE LA RELIGION ET DE LA PHILOSOPHIE
ÉTAT DE IA QUESTION
On sait que pendant le moyen âge chrétien, il se forma
autour du nom d'Averroès une singulière légende. Dans
son livre sur Averroès et V averroïsme (1), Renan a retracé
de main de maître la genèse de cet étrange quiproquo.
« L'histoire de l'averroïsme, écrit-il, n'est à proprement
parler, que Phistoire d'un vaste contre-sens. Interprète
très libre de la doctrine péripatétique, Averroès se voit
interprété à son tour d'une façon plus libre encore. D'al-
tération en altération, la philosophie du lycée se réduit à
ceci : Négation du surnaturel, des miracles, des anges,
des démons, de l'intervention divine ; explication des reli-
gions et des croyances morales par l'imposture. Certes,
(i) Averroès et l'averroïsme, thèse française pour le doctorat ès-lettrcs.
Paris, i852. Nos citations sont tirées, sauf indication contraire, de la
troisième édition (1866), qui présente, par rapport aux deux premières,
un certain nombre de variantes et d'additions. Elles répondent aussi à la
quatrième, qui est une simple réimpression de la troisième.
ni Aristote ni Averroès ne pensaient guère qu'à cela se
réduirait un jour leur doctrine. Mais dans les hommes éle-
vés à la dignité de symbole, il faut toujours distinguer la
vie personnelle et la vie d'outre-tombe, ce qu'ils furent
en réalité et ce que l'opinion en a fait... Le contresens,
aux époques d'autorité, est comme la revanche que prend
l'esprit humain contre l'infaillibilité du texte officiel... On
distingue, on commente, on ajoute, on explique, et c'est
ainsi que sous le poids des deux plus grandes autorités
qui aient régné sur la pensée, la Bible et Aristote, l'es-
prit s'est encore trouvé libre (1). » ... « Souvent le siècle
ose à peine s'avouer à lui-même ses mauvaises pensées,
et aime à les couvrir ainsi d'un nom emprunté, sur lequel
il décharge ensuite ses malédictions pour l'acquit de sa
conscience... C'est le môme procédé qui présida à la for-
mation de la légende de l'Averroès incrédule. Il y a trois
religions, avait dit cet impie, dont l'une est impossible (2),
c'est le christianisme; une autre est une religion d'enfants,
c'est le judaïsme; la troisième une religion de porcs, c'est
l'islamisme... D'autres faisaient parcourir à Averroès tous
les degrés de l'incrédulité. Il avait commencé par être
chrétien, puis il se fit juif, puis musulman, puis renonça
à toute religion (3). » ... « Averroès n'est plus aux yeux
du grand nombre, que l'auteur d'un épouvantable blas-
phème... : tous ses ouvrages vont se résumer dans le mot
des Trois imposteurs »(4), à savoir : Moïse, Jésus, Maho-
met (5). « Pour frapper davantage l'imagination populaire,
le mot devint un livre... Averroès [entre autres, est dési-
(i) H>i&, p. 432, 1. 7 , à p. 433, 1. 16.
(2) A cause de l'Eucharistie, sacrement par lequel les Chrétiens
(« mangent le Dieu qu'ils adorent ». (Ibid., p. 298, 1. 1 à 1. 16.)
(3) Ibid., p. 297, 1. 10, à p. 298, 1. 19.
(4) Ibid., p. 279, 1. 1 à 1. 4; p. 428, i. i3; « très baratores (ibid.,
p. 296, 1. 14 ; p. 297, n. 1) ; « guillatores » (ibid., p. 297, n. 1) ; « 1res
Imposlores » (ibid., p. 4^8, n. 5).
(5) Ibid., p. 3o4, 1. 6 à 1. 9; p. 428, n. 5.
gné comme l'auteur] de ce livre mystérieux, que personne
n'a vu..., qui n'a jamais existé (1) ».
Formée vers l'an 1300 (2), cette légende d'un Averroès
impie, grand maître d'incrédulité, d'athéisme, de matéria-
lisme, d'immoralité, s'est transmise à travers les siècles (3).
C'est à la ruiner définitivement que Renan a consacré son
livre. Après plus d'un demi-siècle, ce bel ouvrage n'a pas
cessé de faire autorité. Aucun travail n'a paru depuis, qui
soit exclusivement rempli par une étude d'ensemble sur
la doctrine du grand philosophe arabe, et les rares histo-
riens de la philosophie musulmane, nous allons le voir,
n'ont guère fait pour la plupart que reproduire en l'adop-
tant le jugement général porté par Renan sur l'esprit et
les tendances de la philosophie d'Averrôès. Il importe
donc au plus haut point d'examiner quelle est, selon lui,
la véritable attitude d'Ibn Rochd vis-à-vis de la religion.
Renan consacre à la définir un long paragraphe de onze
pages intitulé : Sentiments religieux d'Ibn Roschd (4).
Dès la première phrase, il pose nettement la question,
mais semble d'abord vouloir la laisser en suspens : « Jus-
qu'à quel point Averroès a-t-il mérité de devenir le repré-
sentant de l'incrédulité et du mépris des religions exis-
tantes, c'est ce qu'il est difficile de décider à la distance
où nous sommes (5) ». Il montre, par des citations, que
(i) Ibid., p. 297, 1. 1 à 1. 10. — A la page 423, Renan ajoute la note
suivante : « La perpétuelle préoccupation de ce livre a dû néanmoins
engager à l'écrire après coup et amorcer- les libraires. En effet, au
xvme siècle, on trouve quelques misérables écrits sous ce titre ; un entre
autres, antidaté de 1598, un autre où se mêle le nom de Spinosa » (suivent
plusieurs références).
(2) Ibid., p. 299, 1. 18.
(3) Ibid., 2e partie.
(4) Chapitre II, § 11 (pp. 162 à 172). — Notons que Renan écrit toujours
Ibn Roschd. Cette transcription de la lettre chîn par le groupe sch est
une orthographe allemande, adoptée au siècle dernier par un certain
nombre d'arabisants français, mais qui tend, chez nous, à disparaître.
(5) Jbid t1 p. 162, 1. 11 à 1. 14.
- 4 -
« les croyances religieuses du Commentateur furent, de la
part de ses contemporains eux-mêmes, l'objet de jugements
fort divers. On fit des ouvrages pour et contre son ortho-
doxie » (1).
Pourtant, la véritable pensée de Renan ne tarde pas à se
faire jour. « Ibn Roschd ne se dissimule pas, dit-il, que
quelques-unes de ses doctrines, celle de l'éternité du
monde par exemple, sont contraires à renseignement
de toutes les religions (2) ». « Quelquefois la pensée in-
crédule se découvre avec plus de liberté encore (3) ».
« Il n'est pas jusqu'à la pensée impie qui, durant tout le
moyen âge pesa sur Averroès, l'idée des trois religions
comparées, qui ne se retrouve en germe dans ses écrits.
Ces expressions : Omnes leges, loquentes trium legum quae
hodie sunt, reviennent souvent sous sa plume et semblent
indiquer dans son esprit une généralisation hardie. Lin-
différence en religion est d'ailleurs un des reproches que
Gazzali adresse aux philosophes..., etc. (4). » Et plus loin
il conclut : a On voit donc que ce nest pas sans quelque
raison que l'opinion chargea Averroès du mot des Trois
Imposteurs » (5). Il renvoie quelque part, dans une
note, à la Paraphrase de la République de Platon, et
il ajoute : « C'est le livre où U irréligion a" Ibn Roschd
s'est le plus démasquée » (6). Enfin Renan résume la
(i) lbid., p. j63, 1. i5 à 1. 18.
(2) lbid., p. 164, 1. i4 à 1. 17.
(3) lbid., p. i65, 1. i3 et i4- II s'agit du dogme de la création : le vul-
gaire n'y croit que par habitude de l'entendre enseigner, faute de con-
naître la thèse contraire. (Ibid., p. i65, 1. 14, à p. 166, 1. 2.)
(4) lbid., p. 166, 1. 6 à 1. i3. — Cf. p. 294, 1. 9 : « Nous avons vu
l'expression hardie loquentes trium legum revenir souvent sous la plume
d'Averroès. On ne peut douter que cette expression n'ait beaucoup con-
tribué à la réputation d'incrédulité qui pesa sur lui durant tout le moyen
âge ».
(5) lbid., p. 295, 1. 9 et 10. Il ajoute un peu plus loin : « Cette pensée
qui poursuit comme un rêve pénible tout le xirr e siècle, était bien le fruit
des études arabes... » (lbid., p. 295, 1. i5 )
(6) lbid., p. 164, n. 4- Cette phrase manque dans la première édition.
— 5 —
position d'Averroès par rapport à la religion dans la for-
mule suivante : « Il philosophe librement (1), sans chercher
à heurter la théologie, comme aussi sans se déranger pour
éviter le choc. Il ne s'attaque aux théologiens que quand ils
mettentle pied sur le terrain de la discussion rationnelle...
Gazzali surtout... est attaqué avec une sorte de fureur » (2).
Ibn Rochd n'est donc plus pour Renan, comme il l'était
pour les scolastiques, le coryphée de l'impiété, de l'a-
théisme, le blasphémateur audacieux, acharné contre
toutes les religions. Mais il demeure, à ses yeux, un libre-
penseur déclaré, un rationaliste accompli, un pur philo-
sophe, qui suit imperturbablement le droit chemin de la
raison, et ne d-aigne s'occuper dés théologiens, enchaînés,
presque aussi étroitement que la foule ignorante, dans les
liens de la superstition, que pour les rabrouer rudement
dès qu'ils s'avisent d'entreprendre sur les privilèges de la
philosophie, sur les droits sacrés de la libre-pensée. En un
mot, l'attitude d'Ibn Rochd à l'égard de la religion n'est
plus, comme aux yeux des scolastiques, l'offensive, mais
la défensive; encore cette défensive, à l'occasion, devient-
elle très vite, pour employer une expression actuellement
en vogue chez les stratégistes, une défensive-offensive (3).
A part cette nuance de tactique, Renan, dominé encore, en
partie, par la hantise de la légende qu'il s'attachait à
ruiner, et de plus, cédant peut-être à la tentation de se
retrouver lui-même chez ce grand penseur du xn e siècle,
incline, lui aussi, à voir en Averroès, comme les scolas-
tiques, un libre-penseur dans toute la force du terme.
(i) La première édition, p. 129, 1. 23, porte : « Sa méthode est de phi-
losopher librement, etc. ».
(2) Ibid. y p. 164, 1. 17, à p. i65, 1. 4.
(3) C'est ainsi, par exemple, que M. Mandonnet dit, dans le même
esprit que Renan : « Vivement pris à partie par les représentants de
l'autorité religieuse, Averroès est agressif à son tour contre renseigne-
ment des grandes religions monothéistes » (Siger de Brabant et Vdver-
roisme latin au XIII e siècle, par Pierre Mandonnet O. P. Fribourg, 1899,
p. 168, 1. 8).
_ 6 —
Il étend cette conception à l'ensemble des philosophes
arabes, qu'il compare, pour conclure, aux libertins du
xvih 6 siècle (1).
Pourtant, Renan n'ignorait pas absolument l'existence
des textes dans lesquels Ibn Rochd expose ex professo ses
vues sur la religion. Mais, comme nous le verrons plus
tard (2), il ne pouvait les connaître qu'assez mal, et il ne
lui était guère permis d'y attacher une grande importance.
Cependant, à travers ces lambeaux de textes sèchement
résumés par d'autres (3) ou pitoyablement traduits en
latin (4), il n'a pas laissé d'entrevoir parfois chez Averroès
une tendance générale diamétralement opposée à celle
qu'il croit devoir lui attribuer. Pouvait-il ^p défendre de
quelque perplexité en rencontrant dans ces textes d'Ibn
Rochd des passages tels que ceux qu'il résume lui-même
dans les phrases suivantes? « Les religions sont un excel-
lent instrument de morale (5). » « Le sage ne se permet
aucune parole contre la religion établie (6). » « Au lieu de
mépriser les doctrines dans lesquelles il a été élevé, il
doit les interpréter dans un beau sens. Ainsi, celui qui
inspire au peuple des doutes sur sa religion et lui montre
des contradictions dans les prophètes est hérétique et
doit porter les peines établies dans sa religion contre les
hérétiques (7). » « L'épicurien qui cherche à détruire à la
fois et la religion et la vertu mérite la mort (8). » Mais
insuffisamment documenté pour comprendre toute la por-
(i) Renan, Averr. et Vaverr., p. 172, 1. 2 à 1. 4- — Cf. p. 171, 1. 20 et
21; p. 169, 1. 14 '■ « Son opinion sur l'accord de la philosophie et de la
religion paraît du reste avoir été professée par la plupart des philosophes
arabes ».
(2) Voir plus loin, Conclusion, 3° alinéa.
(3) Voir plus loin, p. 8, dern. 1., à p. 9, 1. 2, et Conclusion, 3 e alinéa.
(4) Voir plus loin, Conclusion, 3 e alinéa.
(5) Renan, Averr. et Vaverr., p. 168, 1. 8 et 9.
(6) Ihid., p. 169, 1. 3.
(7) Ibid., p. 168, 1. 14 à 1. 17
(8) lbid., p. 169, 1. 6.
tée de ces textes épars, Renan ne pouvait hésiter long-
temps : il devait seulement y voir, en fin de compte, soit
une simple précaution oratoire contre des persécutions
possibles, soit une de ces contradictions qu'il faut cons-
tater avec une bienveillante indulgence, puisqu'elles sont,
chez un penseur, la marque d'un esprit large et com-
préhensif. Aussi n'a-t-ii pas manqué d'accueillir ces deux
explications à la fois. « Certes, dit-il, on se serait attendu
à plus de tolérance après une déclaration aussi franche de
rationalisme. Mais il faut se rappeler qu'lbn Roschd faisant
dans la Destruction de la destruction l'apologie des philo-
sophes contre leurs ennemis qui les accusaient d'impiété,
a dû se montrée sévère pour ceux dont les erreurs (1) com-
promettaient la philosophie (2). » Et plus loin : « On voit
qu'il ne faut pas demander une extrême rigueur à la doc-
trine d'Ibn Roschd sur les rapports de la philosophie et du
prophétisme [c'est-à-dire de la philosophie et de la reli-
gion] : nous nous garderons de lui en faire un reproche.
L'inconséquence est un élément essentiel de toutes les
choses humaines. La logique mène aux abîmes » (3). Puis,
rapportant les accusations d'El-Ghazâli contre les philo-
sophes arabes, que le théologien musulman taxe à la fois
d'incrédulité, d'impiété et d'hypocrisie, Renan, sous forme
d'affirmation atténuée, en revient, pour conclure le cha-
pitre, à cette double explication. « On ne peut douter qu'il
n'y ait beaucoup d'exagération dans ces déclamations de
Gazzali... Peut-être aussi GazzaU ri avait-il pas absolument
tort, et les philosophes méritaient-ils le reproche d'incon-
séquence ou de restriction mentale. » Et il termine par la
formule musulmane : « Dieu le sait » (4).
On le voit : Après s'être arrêté un moment indécis en
(i) Première édition (p. i33, 1. 2o) : « dont les hardiesses »,
(2) Averr. et Vaverr., p. [69, 1. 8.
(3) Ibid., p. 170, 1. 12.
(4) Ibid., p. 172, 1. i5, jusqu'à la dernière ligne.
— 8 —
face de textes, d'ailleurs très insuffisamment connus de lui,
au travers desquels il n'était pas bien éloigné, peut-être,
d'entrevoir sous un jour tout différent la pensée d'Aver-
roès, Renan, aussitôt, s'abandonne de nouveau à sa pente
naturelle; et sous une de ces formules dubitatives qui lui
sont chères, il indique, en somme, clairement, la solution
vers laquelle il n'a cessé de pencher : Soit inconséquence,
d'ailleurs vénielle, soit nécessité de voiler la hardiesse de
sa pensée, Averroès a laissé, sans doute, échapper, dans
plusieurs de ses œuvres, certaines formules quelque peu
déconcertantes. Il n'en est pas moins un libre-penseur
caractérisé ; et il en va de même en général de ses con-
frères les philosophes arabes. Si fantaisiste qu'elle .soit,
la légende médiévale d'un Averroès impie ne laisse pas
d'envelopper, comme la plupart des légendes, un certain
fonds de vérité.
Après Renan, pendant longtemps, quand ils parlent
d'Ibn Rochd, les historiens de la philosophie musulmane,
à plus forte raison les écrivains sans compétence spéciale,
simples échos des premiers, ou bien passent indifférents
sur la question de son attitude religieuse, ou bien s'en
tiennent au jugement de leur illustre prédécesseur, en
supprimant même les restrictions dont il l'entourait.
C'est ainsi que sept ans après la thèse de Renan, réim-
primant, avec divers remaniements, dans ses Mélanges de
philosophie juive et arabe (1), son long article Ibn Roschd
du Dictionnaire, des sciences philosophiques, Munk se con-
tente encore de cette unique réflexion : « Malgré ses opi-
nions philosophiques, si peu d'accord avec ses croyances
religieuses, Ibn Roschd tenait à passer pour bon musul-
man » (2). Et il continue à intercaler ici, ex abrupto , comme
dans l'ancien article, sans y ajouter le moindre commen-
taire, un sec résumé, en trois pages, de deux groupes de
(i) Mélanges de philosophie juive et arabe. Paris, 1859.
(2) lbid., p. 455, 1. 12.
— 9 —
textes auquel Renan avait précisément emprunté les cita-
tions que nous avons tout à l'heure reproduites (1). Munk
s'en tient donc étroitement au point de vue de Renan :
contradiction et dissimulation; ou plutôt c'est ce dernier
qui, trouvant dans l'article du Dictionnaire, en même temps
que ces textes résumés, la double indication contenue
dans la courte phrase qui les introduit, s'était contenté
d'adopter purement et simplement ce double point de vue.
Mais après comme avant la thèse sur Averroès, on voit
combien Munk attache une faible importance à la question
qui nous occupe.
Telle n'a pas cessé d'être, à l'heure actuelle, l'attitude
de la plupart des auteurs compétents. Pour ne citer qu'un
exemple parmi les plus récents, dans un important ouvrage,
paru en 1903, sur le Développement de la théologie et de
la jurisprudence musulmanes (2), M. Duncan Macdonald
réédite contre Averroès, sans l'atténuer, le reproche de
restriction mentale : « Dans ce livre aussi, dit-il en parlant
du Tahâfot et-tahâfot, Ibn Rochd masque soigneusement
ses grandes hérésies » (3) ; et plus loin, en parlant des trai-
tés d'ibn Rochd sur l'accord de la philosophie et de la re-
ligion : « Ces traités sont arrangés pour ne donner aucune
ouverture à sa véritable philosophie » (4).
On peut enfin ranger dans cette catégorie des auteurs
qui ne s'écartent guère du point de vue de Renan l'un des
meilleurs historiens contemporains de la philosophie mu-
sulmane, M. T. J. de Boer. Dans son livre sur les contra-
dictions de la philosophie d'après El-Ghazâlî et leur con-
(i) Voir plus haut, p. 6. — Renan a soin de mentionner cet emprunt :
Averr. et Vaverr.^ p. 167, n. 1; cf. p. 168, n. j.
(2) Development of muslini theology, jurisprudence and constitutional
theory y by Duncan B. Macdonald... London, 1903.
(3) Ibid., p. 286, 1. n : « In it too, Ibn Ruschd carefully covers lus
great hérésies ».
(4) lbid., p. 28G, I. i/j : « But thèse tractâtes are arranged to give no
clew to his real philosophy ».
— 10 —
ciliation par Ibn Rochd (1), publié en 1894, et même dans
son excellente petite Histoire de la philosophie dans l'Is-
lam, parue en 1901 (2), où il résume en quelques mots,
ainsi que l'exigeait Tétroitesse de son cadre, les traités
d'Ibn Rochd sur l'accord de la philosophie et de la reli-
gion, M. de Boer, comme Renan, nous montre en Aver-
roès un rationaliste décidé, dont les contradictions voulues
ne sont, sans doute, qu'une simple « ironie », une « re-
vanche » d'ésotérique dédaigneux (3), peu scrupuleux sur
la délicatesse des moyens quand il s'agit de dérouter la
méfiance malfaisante de la foule imbécile (4).
Par contre, depuis un certain nombre d'années, en op-
position à cette interprétation exclusivement rationaliste
du système d'Ibn Rochd, qui n'a cessé d'être représentée,
depuis le xin e siècle, par des autorités qualifiées, on voit
apparaître et se préciser une interprétation nouvelle. Di-
sons tout de suite que les rares historiens partisans de
cette conception sont, en général, ceux qui, par la direc-
tion de leurs études, ont été conduits à examiner de plus
(i) T. J. de Boer, Die Widersprùche der Philosophie nach Al-Gazzaïî
und ihr Ausgleich durch Ibn Bosd. Strassburg, 1894.
(2) Geschichte der Philosophie im Islam... Stuttgart, 1901. Voir notre
compte-rendu de cet ouvrage dans le Journal Asiatique, 9 e série, t. XVIII,
septembre-octobre 1901.
(3) Die Widersprùche..., à la fin de la Conclusion, p. 97 : « Oder sind
die Ausdrùcke Ibn Rosd's aufzufassen als eine Notwehr des Philosophen,
der sich selbst fur eine doch nicht ganz wertlose Incarnation der Gattungs-
vernunft hait, als Ironie, als Selbstrache des Mannes, dessen Denken
nicht allen gehôrt? » 11 faut rapprocher cette conclusion interrogative de
M. de Boer de la conclusion dubitative de Renan. Ils sentent là évidem-
ment, l'un et l'autre, sans en apprécier peut-être toute Timportaflce, un
problème qui reste à approfondir. Il arrive cependant à M. de Boer d'être
plus affirmatif sur ce point : « Ibn Rochd, dit-il à propos de l'immortalité
de Tâme (ibid., p. 91, 1. 18), accorde même que de telles questions sont
trop difficiles pour la pensée humaine. Intérieurement il est persuadé du
contraire ».
(4) Ibid., p. 96, 1. 3 du bas ; « Ibn Rochd compte-t-il sur la sottise
(Dummheit) de ses lecteurs, ou sur leur connivence tacite pour com-
prendre à demi-mot? »
— 11 —
près, en totalité ou en partie, et dans l'original arabe, les
textes d'Ibn -Rochd qui répondent à cette question. D'une
part, la connaissance plus ou moins approfondie des trai-
tés sur l'accord de la philosophie et de la religion, et aussi
du Tahâfot, en leur montrant le puissant et sincère effort
du philosophe arabe pour concilier ces deux grandes dis-
ciplines, en leur ouvrant les yeux sur le rôle qu'Averroès
attribue à la religion, sur l'importance et le sens véritable
de la distinction qu'il établit entre l'exotérique et l'ésoté-
rique, devait les détourner d'expliquer par une contradic-
tion de rationaliste inconséquent, ou par une précaution
contre les persécutions du fanatisme, ou par une ironie
de penseur aristocrate, les passages dans lesquels le hé-
ros de la future légende averroïste a fait expressément
profession d'orthodoxie musulmane. D'autre part, placés
à ce nouveau point de vue, certains textes, d'allure antira-
tionaliste, épars dans ces traités ou dans le Tahâfot, et qui
étaient passés, jusque là, à peu près inaperçus, devaient
leur apparaître assez naturellement comme des points de
repère fondamentaux, comme des principes d'importance
primordiale.
Déjà, sans quitter le camp de l'interprétation rationaliste,
il nous semble apercevoir chez M. de Boer lui-même
quelque trace d'une pareille évolution. Dans le premier de
ses deux livres (1), l'auteur n'utilise point les traités sur
l'accord de la philosophie et de la religion : il ne les cite
pas une seule fois. Au contraire, dans son second ou-
vrage (2), il en donne, avons-nous dit, une brève analyse.
Est-ce parce qu'il connaît mieux maintenant ces traités?
toujours est-il qu'il ne parle plus dans sa conclusion
d'« ironie » et de « revanche ». Toutefois, il ne va pas plus
loin dans cette voie, si tant est qu'il faille voir dans ce si-
lence une concession. M. de Boer ne dit pas un mot qui
(i) Die Wlderspr... etc. Voir plus haut, p. io, n. r.
(a) Gesch. d. Phil. im, Fsl., voir plus haut, p. io, n.
— 12 —
tende à nous montrer dans Ibn Rochd un autre personnage
que celui d'un rationaliste convaincu, à qui, personnelle-
ment, « la philosophie théorétique suffit » bien qu'il recon-
naisse, subsidiairement, à la religion, une utilité sociale(l).
Il en va tout autrement de M. Mehren et de M. Asin.
Dès 1888-1889, dans un article sur la philosophie
d'Averroès (2), M. Mehren, s'appuyant exclusivement sur
les textes du Tahâfot (3), s'attache à mettre en lumière
chez Ibn Rochd, non seulement ce qu'il appelle « la ten-
dance religieuse ou coranique » (4), ou même « théologique
d'Averroès » (5), c'est-à-dire un effort sincère pour conci-
lier avec la religion la philosophie, mais aussi une certaine
tendance antirationaliste, une tendance à subordonner
expressément, pour certaines questions essentielles, la
raison à la foi, la philosophie à la religion (6). L'auteur
n'hésite pas, d'ailleurs, à élargir aussitôt sa thèse : il
retrouve plus ou moins chez les philosophes arabes en
général la même tendance coranique (7), et la même dis-
(i) Gesch. d. Phil. im. IsK, p. i 7 4, 1. i3 à 1. 16 ; p. 169, 1. i3 à I. 21 ;
p. 17.5, 1. 6, jusqu'à la fin de l'article.
(2) L'article a pour titre : Études sur la philosophie d'Averroès con-
cernant son rapport avec celle d'Avicenne et Gazzali, par A. F. Mehren.
Il a paru dans le Muséon de Louvain, Revue internationale de linguistique,
d'histoire et de philosophie, publiée par la Société des Lettres et des
Sciences, novembre 1888 (t. VII) et janvier 1889 (t. VIII).
(3) L'auteur n'a pas directement utilisé les traités sur l'accord de la
philosophie et de la religion. Il se borne à signaler incidemment, dans
une note (t. VIII, p. 617, n. 2), qu'on trouverait les mêmes pensées dans
le livre important de M. J. Mùller, Philos, u. Théologie von Averroes.
Mùnchen, 1875, pp. 21, 74, 95 (il s'agit de la traduction allemande des
traités en question).
(4) Ibid., t. VIII, p. 7, 1. 6 du bas. — Cf. ibid., p. 619, 1. 3 : « L'Arabe,
soit philosophe, soit homme du peuple, reste, en tout ce qui est essen-
tiel, attaché à son Coran ».
(5) Ibid., t. VII, p. 619, 1. 22.
(6) « Le rôle attribué par Averroes à la philosophie est celui d'expliquer,
en déans certaines limites fixées par la religion, les vérités données im-
médiatement par la révélation. » (Ibid., t. VII, p. 618, 1. 18.) — Voir en
outre plusieurs citations des deux notes suivantes.
(7) La philosophie grecque n'est plus, chez les Arabes, qu' « un sup-
— 13 —
position à incliner, en certain cas, la raison devant la foi (1).
Averroès ne diffère, en somme, des autres philosophes
musulmans, que par une accentuation plus marquée de
cette double tendance. Nous trouvons à peu près, dit
M. Mehren, le môme fonds d'idées dans la philosophie
d'Averroès que dans celle d'Avicenne, « mais son rapport
avec la théologie officielle est beaucoup plus accusé.
Tandis que nous voyons Avicenne s'envelopper dans un
mysticisme, réservé à ses disciples, chaque fois que la
solution d'un problème ne semble pas bien s'accorder avec
l'explication coranique, Averroès, au contraire, après des
efforts hasardeux de citations coraniques, déclare ouver-
tement — par exemple, dans la question de la vie éternelle,
de ses peines et récompenses — qu'il faut laisser ces
questions sans y toucher, tout en espérant d'en trouver un
jour V explication rationnelle, et que, jusqu'alors (2), en
rejeter l'exposition coranique ou en douter, ce serait un
acte sacrilège et blasphématoire » (3). « La philosophie »,
selon Averroès, « s'appuye à la fois et sur la révélation
divine et sur la raison ; pourtant, où cela ne réussit pas,
plément de leur foi religieuse, une espèce d'instrument, un moyen d'ex-
pliquer le Coran » (t. VII, p. 611, 1. 4 du bas). « Ils ont trouvé des mé-
thodes vraiment surprenantes pour éviter, autant que possible, toute
différence essentielle entre la révélation et la nouvelle philosophie »
(t. VII, p 614, 1. 4)- — Cf. Picavet, Esquisse d'une histoire générale et
comparée des pkilosophies médiévales. Paris, i()o5, p. 89, 1. 4 du bas :
« Les philosophes arabes avaient déjà essayé de concilier les théories
d'Aristote et de ses commentateurs avec le Coran »,
(1) « La philosophie systématique des Arabes a toujours, en dernière
analyse, été soumise à la religion. » (Ibid., t. VII, p. 616, l. 3.) « Attribuer
à la philosophie des Arabes la pensée, bien ordinaire à la pensée moderne,
de se mettre en garde contre l'invasion des opinions dogmatiques de la
religion, appartient... aux méprises du temps moderne » (t. VII, p. 618,
1. 3 du bas). Voir en outre les deux textes : t. VII, p. 616, 1. 16 à 1. 27
et p. 618, 1. 12 à 1. 17, cités plus loin in extenso (p. i3 au bas et p. 14
au haut).
(2) Je ne trouve rien, dans le texte arabe, qui réponde au membre de
phrase que j'ai transcrit ici en italiques : il est d'ailleurs peu conforme
à l'esprit général du système d'Ibn Kochd.
(3) Ibid., t. Vil, p. 616, 1. 16 à 1. 27.
— 14 —
s appuyer sur la raison seule, sans égard à la révélation,
serait un acte blasphématoire que l'Etat doit punir (1). »
Notons que M. Mehren a bien soin de mettre hors de cause
la sincérité d'Averroès (2).
Enfin, une étude beaucoup plus récente de M. Miguel
Asin, en langue espagnole, développe la même thèse avec
plus de force et d'ampleur, bien que l'auteur ait abordé de
biais cette question, comme en témoigne le titre même : El
averroismo teolôgico de Santo Tomâs de Aquino (3). Pour
déterminer l'attitude religieuse d'Ibn Rochd, M. Asin
utilise presque tous les textes essentiels, souvent fort
étendus, fournis par le Tahâfot et par les traités sur l'ac-
cord de la philosophie avec la religion : il les reproduit in
extenso, en traduction espagnole, en les confrontant avec
des textes latins parallèles de saint Thomas. Il s'efforce
d'établir ainsi, en ce qui concerne Averroès, que « Renan
a exagéré son rationalisme » (4). Au cours de cet article,
« il s'attachera, dit-il, à démontrer que loin d'être le maître
et le patron du rationalisme averroïste, Averroès fut son
plus irréductible adversaire, à tel point que la doctrine
théologique d'Averroès pour concilier la raison et la foi
coïncide en tout avec celle du Docteur Angélique » (5). La
thèse capitale de leur commune doctrine peut se résumer
ainsi : La raison, dont l'œuvre propre est la philosophie ou
(i) lbid., t. VII, p. 618, 1. 12 à 1. 17.
(2) lbid., t. VII, p. 618, 1. i à 1. 5.
(3) Cet important article a paru dans le Recueil intitulé : Homenaje a
D. Francisco Codera en su jubilaciôn del profesorado. Estudios de éru-
dition oriental. Zaragoza, 1904, pp. 271 à 33i.
(4) Ibid., p. 3o2, 1. 9 du bas.
(5) Ibid., p. 272, 1. 36. — Ainsi donc, dit-il de même pour conclure,
« la pensée religieuse d'Averroès... apparaît analogue en tout à celle de
saint Thomas : analogie dans l'attitude ou point de vue général, analogie
dans les idées et les exemples, analogie, parfois, jusque dans les paroles »
(lbid., p. 307, 1. 1 à 1. 5). Coïncidence ou imitation? M. Asin conclut à
l'imitation, et servi par une érudition remarquable, il indique les diverses
voies par lesquelles le docteur chrétien emprunta au philosophe musul-
man toute cette doctrine.
— 15 —
investigation systématique des essences parla démonstra-
tion, conduit à un grand nombre de vérités de cet ordre
mais non à toutes (1). Une révélation divine est nécessaire,
d'abord pour présenter à l'imagination des masses, sous
une forme symbolique et saisissante, des vérités indis-
pensables à la pratique, au salut, servant de fondements à
la connaissance humaine et connaissabies par la raison,
mais qui, sous leur forme adéquate, ne sont accessibles
qu'aux seuls philosophes (2) ; la révélation est nécessaire,
en outre, pour faire connaître à tous, même aux philo-
sophes, certaines vérités d'un ordre surnaturel, appelées
mystères, dont la raison peut connaître l'existence mais
non l'essence (3). Issues l'une et l'autre de Dieu, la raison
et la révélation ne peuvent se contredire : elles doivent se
prêter avec confiance un mutuel appui (4). Mais la révéla-
tion dépasse la raison sur plusieurs points d'importance
fondamentale. En cas de conflit apparent, c'est donc la
seconde qui doit se soumettre à la première, c'est la
science, la philosophie, qui doit s'incliner crevant la foi (5).
Pour M. Asm comme pour M. Mehren, l'entière sincérité
d'Averroès demeure au-dessus de tout soupçon (6), et ils
ne signalent ni l'un ni l'autre chez le philosophe arabe
aucune inconséquence. M. Asin montre, de plus, qu'au
point de vue musulman, Ibn Rochd, quand il attaque en
bloc les théologiens, même quand il s'en prend à un Père
(i) Ibid., p. 276, 1. 5 à 1. 7.
(2) lbid., p. 276, av.-dern. 1., à p. 277, 1. n.
(3) « de las cuelas la razôn puede conocer la existencia, no la esen-
cia. » {Ibid., p. 276, 1. 8.) — Cf. ibid., p. 3oo, 1. 4 î « aunque reconocieudo
su debilidad é impotencia para escudrinar la substancia de los miste-
rios ».
(4) Ibid., p. 277, 1. 16 à 1. 26.
(5) « En caso de aparente conflicto entre la ciencia y la fe, aquélla
debe someterse â esta. » (Ibid., p. 3oo, 1. 4 du bas.) — Cf. ibid., p. 3oo,
1. 8 du bas : « la razôn, incapaz de penetrar la esencia de la reveluciôn,
debe someterse â esta... ».
(6) Ibid., p. 3o2, 1. 29, à p. 3o3, 1. 1.
— 16 —
de l'Église musulmane, si Ton peut dire, comme El-
Ghazâlî, ne franchit point, pour autant, les limites d'une
stricte orthodoxie (1). A la différence des autres historiens,
en particulier de M. Mehren, il sépare d'ailleurs très nette-
ment Ibn Rochd des autres philosophes arabes : il range
expressément ces derniers, avec Avicebron chez les Juifs
et Siger de Brabant chez les Chrétiens, parmi les penseurs
du moyen âge qui affirment l'existence d' <( une antinomie
plus ou moins explicite entre la science péripatéticienne
et la révélation » (2).
On voit que du xm e siècle à nos jours, les historiens de
la philosophie arabe, dans leurs jugements sur Ibn Rochd,
ont parcouru successivement toute la gamme des interpré-
tations, depuis Pimpiété radicale, fruit d'un rationalisme
absolu, jusqu'à la parfaite orthodoxie, fondée sur un ratio-
nalisme limité, fidéiste, qui subordonne la raison à la foi,
la philosophie à la religion. Constituée par un assemblage
de contre-sens, la plus ancienne de ces interprétations, la
légende médiéfvale, à l'heure actuelle, est morte : Renan
lui a porté le coup fatal. Mais s'il ne peut plus être ques-
tion de l'impiété, de l'athéisme d'Averroès, de son hosti-
lité déclarée contre toutes les religions établies, bien s'en
faut, nous venons de le montrer, que l'accord soit fait entre
les historiens sur sa véritable attitude vis-à-vis des reli-
gions en général, et en particulier de la religion musul-
mane. La critique moderne doit-elle, décidément, voir en
Ibn Rochd, comme fait Renan, un rationaliste libre-pen-
seur mais plus ou moins hypocrite, plus ou moins incon-
séquent? ou au contraire, avec M. Asin, un croyant musul-
man sincèrement orthodoxe, désireux de satisfaire, en
deçà de certaines limites, grâce à la philosophie grecque,
une curiosité permise, mais dont la raison s'incline avec
(i) Ibid., p. 3o4, 1. 6 à 1. 3i. — Voir plus loin, chap. II, à la fin du
5 e alinéa.
Il) lbid. t p. 272, 1. i3 et 14, I. 19 à 1. ai.
— 17 —
respect devant les mystères de la foi? Ou bien y a-t-il de
bonnes raisons pour n'adhérer pleinement à aucune des
solutions jusqu'ici proposées?
En résumé, un très petit nombre d'historiens de la phi-
losophie musulmane, trois ou quatre à peine, ont consacré
à la question des rapports entre la philosophie et la reli-
gion selon lbn Rochd une étude de quelque étendue. Bien
que leurs travaux aient très utilement préparé la solution
du problème, il reste, semble-t-il, quelque chose à faire
après eux. Ils ont étudié la philosophie religieuse d'Jbn
Rochd dans ses rapports avec celles d'Avicenne et d'El-
Ghazâlî, dans ses rapports avec celle de saint Thomas,
dans ses rapports avec le soi-disant averroïsme latin. Il
reste à l'étudier directement et pour elle-même. Ils abou-
tissent à des conclusions différentes et même opposées.
Il reste à les départager, en serrant de plus près les textes
qu'ils ont utilisés, en faisant état de ceux qui ont pu leur
échapper, en présentant sous une plus vive lumière cer-
taines considérations restées dans l'ombre. Ils ne semblent
point apercevoir suffisamment l'importance capitale de la
question qu'ils étudient, pour le système d'Ibn Rochd en
particulier, et d'une manière générale pour toute la philo-
sophie musulmane : chacun de ces historiens se borne à
indiquer la véritable solution qu'en fait, Averroès, selon
lui, a choisie, comme s'il s'agissait là d'un choix plus ou
moins arbitraire, dont il serait oiseux de chercher un peu
loin les raisons. Si bien qu'ils se contentent de signaler en
passant, dans une simple phrase, dans une proposition in-
cidente, sans justification, comme un fait isolé, dépourvu
d'explication et pour ainsi dire de cause, la conformité
ou la non-conformité de l'attitude d'Averroès à celle des
autres philosophes arabes. Au contraire, avant d'aborder
l'étude des textes d'ibn Rochd avec l'espoir d'en obtenir
l'exacte intelligence et d'arriver à dégager la vraie pensée
du grand philosophe musulman, il nous paraît indispen-
sable de chercher d'abord, par une analyse des éléments
2*
— 18 —
mêmes du problème qui se posait devant lui, les condi-
tions auxquelles se trouvait astreinte par avance la solu-
tion qu'il en pouvait proposer. Nous examinerons, chemin
faisant, si le problème, pour les autres penseurs arabes,
se posait dans les mêmes termes; et des textes, suffisants
pour trancher, en passant, cette question incidente, nous
montreront si la solution à laquelle, en fait, ils s'arrê-
tèrent, coïncidait ou non avec celle d'Averroès.
INTRODUCTION
t
Ce problème, quel était-il au juste? Quelle en était la
portée? En quels termes se posait-il?
Un siècle environ après la mort du Prophète, la conquête
musulmane était achevée. Maître d'un immense empire,
héritier de plusieurs grandes civilisations, l'Islam dres-
sait maintenant l'inventaire de toutes ces richesses dont
il demeurait ébloui. Mais la Loi religieuse qui constituait
l'unique lien et la seule raison d'être du nouvel empire
imposait à la communauté musulmane en général, et à
chacun de ses membres en particulier, des règles de con-
duite méticuleuses, des interdictions sévères. Quel usage
licite les Musulmans pourraient-ils faire de tous ces tré-
sors matériels, artistiques, intellectuels et moraux, œuvres
de nations infidèles? La loi divine leur défendait, sous
menace de l'enfer, l'usage des vêtements de soie, des
vases d'or ou d'argent, des boissons enivrantes; taxant
d'idolâtrie, sinon peut-être dans les textes, du moins dans
l'interprétation courante, toute représentation des formes
animales ou des traits de la figure humaine, elle leur in-
terdisait en fait la culture des arts plastiques (1). Allait-elle
leur permettre du moins d'abreuver leur esprit aux sources
vives de la science et de la philosophie païenne?
Telle est la question qui se posa, le jour où, sous le se-
(j) Voir : Maurin de Nahuys, Les images chez les Arabes. Anvers,
.896; Victor Chauvin, La défense des images chez les Musulmans. Anvers,
89O (cet opuscule contient une bibliographie détaillée de la question).
— 20 —
cond khalife abbasside (1), El-Mançoûr, en l'an 148 de l'hé-
gire (7G5 de notre ère), dans Baghdâd récemment fondée (2),
des Chrétiens de la secte nestorienne eurent traduit, du
syriaque ou du grec en arabe, divers traités de science et
de philosophie grecque (3). Avec leur ardeur et leur avi-
dité coutumière, les Arabes se jetèrent aussitôt sur ce bu-
tin d'un nouveau genre. Sans transformation préalable,
simplement revêtues du costume arabe, la science et la
philosophie grecques passèrent au service du vainqueur.
Elles reçurent aussitôt de la part des purs orthodoxes
l'accueil le plus hostile. Ils criaient à l'innovation, c'est-à-
dire à l'hérésie (4).
En fait, l'introduction des sciences grecques dans le
monde musulman était l'œuvre collective d'esprits en lutte
(i) Déjà à l'époque des khalifes omeyyades, entre 680 et 683, des
traductions d'ouvrages scientifiques écrits en grec ou en copte avaient
été faites en langue arabe, à Alexandrie, par ordre du gouverneur de
l'Egypte, Khâled fils du khalife Yézîd : elles avaient surtout porté sur
des ouvrages d'alchimie, sans négliger entièrement ceux d'astronomie et
de médecine. Mais rien ne nous permet d'affirmer que ces traductions
aient soulevé dès cette époque des controverses dignes de remarque tou-
chant la légitimité d'études de cet ordre; et d'autre part, il n'était pas
encore question d'ouvrages de philosophie. — Ce grand travail de tra-
duction durera pendant près de trois siècles, et se prolongera même,
sans grande activité, il est vrai, jusqu'au xm e siècle de notre ère (Voir
Dr L. Leclerc, Histoire de la médecine arabe. Paris, 1876, 2 vol., vol. I,
p. 191, 1. 4 à 1. 11).
(2) Baghdâd fut fondée par El-Mançoûr en 1^6 hég. — 763 ap. J.-C.
(3) On traduisit aussi en arabe, à cette époque, un certain nombre
d'ouvrages scientifiques indiens et persans : c'étaient surtout des traités
de mathématiques, d'astronomie et de médecine. Le syncrétisme arabe
introduisit ainsi dans l'encyclopédie de la science grecque quelques notions
d'origine étrangère, par exemple en géographie astronomique (Voir en
particulier Géographie d'Aboulfeda, traduite de l'arabe en français... par
M. Keinaud. Paris, 1848, 2 vol., vol. I, Introduction, pp. xlvii à xlix). Mais
ces emprunts faits à la science orientale se réduisent, en somme, à peu
de chose : la science arabe, surtout au début, c'est la science grecque
exposée en langue arabe. Cela était encore plus vrai, nous allqns le voir,
de la philosophie.
(4) Le mot arabe <^c^o bid*a signifie à la fois innovation et hérésie.
La raison de cette synonymie est manifeste.
— 21 —
plus ou moins ouverte contre l'islam. Les premiers tra-
ducteurs étaient tous des Chrétiens, c'est-à-dire, aux re-
gards des Musulmans, des opposants irréductibles, gens
s'obstinant dans leur erreur, fermant volontairement les
yeux à Péclatante lumière de la révélation nouvelle, der-
nière et. parfaite, et qui, profitant de la tolérance relative
des vrais croyants, préféraient, en leur aveuglement, aux
avantages mondains de la conversion les charges, les hu-
miliations d'une condition ravalée, et dans l'autre monde,
au paradis de Mohammed, la damnation éternelle. Dans les
doctrines de ces sciences païennes, presque tout était fait
pour scandaliser les pieux Musulmans de ce temps. L'as-
trologie, la divination, l'astronomie qui prédit les éclipses,
l'alchimie et la magie, la médecine elle-même, qui prétend
guérir par des moyens purement terrestres les maladies
dont Dieu juge à propos d'affliger les hommes, et retarder
l'heure fatale marquée par les décrets divins, autant d'en-
treprises sacrilèges sur la liberté absolue ou sur la toute-
puissance illimitée du Dieu du Qoran.
Hardie contre Dieu dans ses doctrines particulières et
dans ses pratiques, cette science était couronnée par une
philosophie plus impie encore, qui enseignait l'éternité du
monde, l'identité primitive et foncière de Dieu et des
créatures, l'absorption de l'homme, dans l'extase, au sein
de la divinité.
Au surplus, on pouvait juger de l'arbre par les fruits
qu'il avait déjà produits sur le sol de l'Islam. Qui donc,
parmi les gens de la qibla (1), s'était empressé d'aller pui-
(i) La « qibla », c'est la direction vers laquelle on se tourne pour faire
la prière. Dans un sens figuré, c'est la métropole d'une communauté reli-
gieuse : Jérusalem pour les Juifs, La Mekke pour les Musulmans. La
qibla par excellence est donc La Mekke, et l'expression JLL-JÎ.}\ ( J-fc\ ahl
el-qibla, « les gens de la qibla », désigne tous les Musulmans sans excep-
tion, hérétiques ou orthodoxes, tous les hommes qui reconnaissent en la
ville sainte de La Mekke leur métropole religieuse ou, ce qui revient au
même, qui reconnaissent la mission du prophète Mohammed, l'origine
divine du Livre par lui révélé.
— 22 —
ser des armes à ce redoutable arsenal de la dialectique
grecque, pour les utiliser dans les luttes théologiques? et
à quel usage avaient-elles servi? C'était une secte héré-
tique, rationaliste, celle des Mo'tazilites, et elle les avait
employées à la défense de thèses abominables aux yeux
des orthodoxes; par exemple : l'affirmation de la liberté
humaine et la négation de la prédestination au bien ou au
mal, à la damnation ou au salut; la négation d'attributs
divins coéternels à l'essence divine, la négation de l'éter-
nité du Qoran, etc. (1). Quels étaient enfin les fauteurs de
cette folie novatrice et sacrilège? C'étaient des khalifes
abbassides : El-Mançoûr, El-Ma'moûn, El-Mo'tacem, El-
Wâtsiq. Or l'avènement même de la dynastie abbasside
était le résultat d'une violente réaction politique et reli-
gieuse, persane et chfite, contre la suprématie arabe et
contre le véritable islam. Inféodé à la secte mo'tazilite, le
khalife abbasside dont le règne marquait précisément
l'apogée du mouvement novateur, El-Ma'moûn, fils de
Hâroûn er-Rachîd, était allé jusqu'à frapper d'anathème le
dogme orthodoxe de l'éternité du Qoran « parole incréée
de Dieu ». Par son ordre, tous les docteurs de l'époque,
cités devant un tribunal d'inquisition, étaient mis en de-
meure, sous la menace du sabre, de reconnaître publique-
ment le nouveau dogme de la création du Livre sacré (2).
Tels avaient été les premiers fruits de la culture grecque
dans le monde musulman. Les Mahométans orthodoxes
(i) Voir plus loin, pp 64 à 67, plusieurs pages sur les Mo'tazilites. —
Cf. H. Steiner, Die MuHaziliten, oder die Freidenker im lslâm. Leipzig,
i865.
(2) Voir W. M. Patton, Ahmed lbn Hanbal and the Mihna, a biogra-
phy of the Imam, including an account of the raoharamedan inquisition
called the Mihna. Leide, 1897. — G. Dugat, Histoire des philosophes et
des théologiens musulmans (De 632 à ia58 de J -C.). Paris, 1878, pp. 86
à o5. — H. Dozy, Essai sur l'histoire de l'islamisme, traduit du hollan-
dais par Victor Chauvin. Leyde, 1879, p. 232, 1. 8 du bas, à av.-dern. 1.
— D. Macdonald, ilnd., pp. i35 à i58. — R. D. Osborn, Islam under the
khalifs of Baghdad. London, 1878, pp. 260 à 262.
_ 23 —
n'avaient donc nul besoin d'en prendre une connaissance
approfondie pour la condamner en bloc, comme impie et
sacrilège.
Or la contagion avait fait de rapides progrès. Il ne s'agis-
sait plus seulement d'aller chercher dans le fatras des tra-
ductions, pour les besoins de la discussion théologique,
certaines argumentations spéciales, certaines solutions
isolées, tirées de Pythagore, de Platon, d'Aristote, de Por-
phyre. Voilà que la philosophie grecque elle-même, estam-
pillée au nom de soi-disant Musulmans, osait, sous sa
forme la plus hardie, sous la forme néoplatonicienne, se
dresser en face du dogme et disputer contre lui. Ne fal-
lait-il pas s'attendre à voir Porthodoxie musulmane, om-
brageuse et fanatique, relever le défi avec indignation et
mener par tous les moyens possibles une guerre d'exter-
mination contre la philosophie naissante? La secte ortho-
doxe va justement ressaisir le pouvoir. Du vivant même
d'El-Kindî, le premier grand philosophe musulman, un
revirement complet va, en effet, se produire dans la poli-
tique religieuse des khalifes : avec El-Motawakkil, succes-
seur d'El-Wâtsiq, Porthodoxie triomphe. Sa victoire poli-
tique est définitive. Mo'tazilisme et philosophie se voient
enveloppés désormais dans une même disgrâce. Après
l'adoption par les orthodoxes du système théologique d r El-
Ach'arî, transfuge mo'tazilite retourné à Porthodoxie, le
Mo'tazilisme, pris entre l'ach'arisme et la philosophie, ne
tarde pas à disparaître d'une façon presque complète. La
philosophie survit; mais elle mènera toujours une exis-
tence inquiète et agitée : elle devra songer sans cesse à se
défendre, d'une part contre les attaques des docteurs or-
thodoxes, acharnés à sa perte, de l'autre contre les vio-
lences d'une populace fanatique. Quelle perpétuelle tenta-
tion, non seulement pour un pieux monarque, mais plus
encore, peut-être, pour un despote dissolu, de se conci-
lier à la fois, par une persécution contre ces impies philo-
sophes, le peuple, renverseur de rois, et les docteurs de
— 2'* —
la Loi, distributeurs attitrés de brevets d'orthodoxie!
Même la faveur de certains princes éclairés et libéraux ne
suffira pas toujours à protéger les philosophes contre la
haine de ces deux sortes d'ennemis, non moins portées
Tune que l'autre à faire appel au bras séculier : sous la
pression de ces deux forces concourantes, on verra plus
d'une fois un souverain philosophe, pour calmer une révo-
lution grondante et pour lui donner des gages, contraint
de persécuter les philosophes, les savants, et de faire
brûler leurs livres par la main du bourreau, en monceaux,
sur les places publiques de Baghdâd, de Séville, de Gre-
nade, de Gordoue (1).
Avant de philosopher, il faudra commencer par obtenir,
s'il se peut, le droit de vivre. Le premier des problèmes
pour les philosophes musulmans, pour les falâcifa (2),
sera donc la question de l'accord entre la religion et la
philosophie, entre la religion musulmane orthodoxe et la
philosophie hellénique telle que la leur présentaient les tra-
ductions arabes des philosophes grecs et des commenta-
teurs alexandrins. Avant d'ouvrir la bouche devant un
cercle d'auditeurs, ou avant de prendre la plume, pour
exposer non pas même une de leurs doctrines les plus
audacieuses, mais la simple théorie du syllogisme, il leur
faudra commencer par démontrer, en s'appuyant, bien en-
tendu, sur des textes sacrés, que l'étude des sciences et
(i) Cf. de Boer, Gesch. d. Philos, im. lsl., p. 89, av.-dern. 1. ; p. i32,
1. 4 du bas; p. 1 54, 1. 6 du bas; Journ. As., 3 e série, vol. XIV, pp. 18 et 19,
dans un article de Munk sur Joseph ben Yehouda, disciple de Maïmo-
nide ; Dugat, Hist. des philos, et des théolog. musulm., pp. 194 et 195;
p. 175, n. 3; Renan, Averr, et l'averr., pp. 7, 23, 33, 36; Munk, Mél. de
philos, juive et arabe, p. 426, dern. 1. ; Leclerc, Hist. de la jnéd. arabe,
t. II, p. 9^, etc.
(2) AJL^i falâcifa, pluriel de ^J^^Lo faïlaçoûf, simple transcrip-
tion, en caractères arabes, du grec cptXoo-oço:. — Voir plus loin, p. 46,
1. 20, à p. 48, 1. i3, un alinéa consacré à définir le sens des mots falâ-
cifa, falsafa, ainsi que leur rapport au mot hikma, philosophie, et autres
mots de môme racine.
N - 25 -
de la philosophie est permise par la Loi divine; que la
raison humaine et la révélation, émanées de Dieu l'une et
l'autre, ne sauraient se trouver en désaccord ; que la philo-
sophie alexandrine et la religion musulmane ne sont que
deux expressions différentes d'une seule et même vé-
rité (1),
Or il est difficile de concevoir deux tendances, deux es-
prits plus radicalement opposés que celui de la philoso-
phie grecque telle que la reçurent les falâcifa et celui de
la religion musulmane (2).
En 529 de l'ère chrétienne, un édit de l'empereur Justi-
nien avait fermé l'école néoplatonicienne d'Athènes, der-
nier asile de la philosophie grecque. Lorsque, trois siècles
plus tard, les Musulmans, devenus en peu de temps les
maîtres d'un empire immense, voulurent ajouter à la gloire
de la domination militaire et religieuse l'éclat de la haute
culture scientifique et philosophique, parmi les livres
grecs qu'ils recherchaient avec tant d'ardeur, les œuvres
philosophiques les plus fréquentes furent naturellement
celles de cette grande école néoplatonicienne, qui avait
régné sur la pensée hellénique pendant six siècles, qui
avait survécu la dernière, qui apparaissait enfin comme la
synthèse et comme le couronnement de toute l'évolution
philosophique de la Grèce. En outre, nous savons qu'à
l'origine, les pourvoyeurs de la philosophie musulmane
furent des Chrétiens de la secte nestorienne. Ces sectaires,
(i) Nous verrons plus loin (ehap. II, toute la lin) que si, par un heu-
reux concours de circonstances, les falâcifa de l'Orient purent échapper
en partie à cette nécessité, elle ne laissa pas de se faire impérieusement
sentir à ceux de l'Occident.
{•!) Cette question de l'opposition entre l'esprit de la philosophie
grecque et celui de la religion musulmane, dont nous nous bornons à
indiquer ici brièvement les points les plus essentiels, comporterait une
étude beaucoup plus approfondie. Nous en avons fait l'objet d'un travail
spécial (d'environ i5o à 200 pages), qui est prêt pour l'impression, et qui
doit paraître incessamment sous le titre suivant : « Introduction à L'étude
de La philosophie musulmane. L'esprit aryen et l'esprit sémitique, La
philosophie grecque et la religion musulmane ».
— 26 —
depuis longtemps, avaient traduit du grec dans leur propre
langue, en syriaque, nombre d'ouvrages péripatéticiens (1) ;
polyglottes érudits, ce sont eux qui d'abord, à la demande
des khalifes abbassides, traduisirent en arabe ces traduc-
tions syriaques (2). Or on sait que si la philosophie alexan-
drine, pour l'inspiration générale de la doctrine, relève
avant tout du platonisme (3), dont elle a tiré son nom,
d'autre part, pour certaines interprétations métaphysiques,
pour les grands cadres de l'encyclopédie scientifique et
philosophique et pour la substance dont elle les remplit,
elle doit beaucoup à Aristote, surtout dans les écrits les
plus récents, ceux de l'École d'Athènes (4). Toutes les
circonstances concouraient donc à orienter la philosophie
naissante des Musulmans vers un électisme néoplatoni-
cien plus ou moins renforcé en ce qui concerne l'influence
aristotélicienne (5). Aussi voyons-nous les falâcifa, en dé-
pit des faits et des textes, professer, comme leurs modèles
alexandrins (6), l'unité fondamentale de la philosophie
grecque : Aristote, selon eux, est le grand Maître. Cepen-
dant, comme certains de ses ouvrages sont perdus, comme
dans ses écrits il n'a pas été toujours complet ni toujours
clair, il est bon de traduire, d'étudier, de commenter les
(i) Voir Renan, De philosophia Peripatetica apud Syros. Paris, i852.
— Rubens Duval, La littérature syriaque. Paris, 1906, 3 e édit., ch. XIV,
§ 2 : La philosophie péripatéticienne. — Cf. Wenrich,De auctorum Grae-
corum versionibus et commentariis Syriaris Arabicis Armeniacis Persi-
cisque Commentatio. Lipsiae, 1842, passim.
(2) Un peu plus tard, ils traduisirent directement du grec en arabe, et
plus tard encore ils purent former, parmi les Musulmans eux-mêmes, des
élèves traducteurs.
(3) Voir E. Zeller, Die Philosophie der Griechen in ihrer geschichtl .
Eniwicklung dargestellt, 3. Th. 2. Abth. Leipzig, 1881, 3 e éd., p. 4^5.
(4) Voir Zeller, ibid., p. 4 / t7, 1. i2 à 1. i5; même page, I. 23 al. 3o ;
p. 449, 1. : ~> à 1 n, etc. Cf. Renan, Averr. et Vaverr., pp. 92 au bas et 93.
(5) D'autres tendances philosophiques ne laissèrent pas de se faire
jour sous l'influence de la Perse, de l'Inde et de la Grèce (dahrisme, néo-
pythagorisme, etc. Voir T. de Boer, Gesch. der Philos, im I$l. t I, 2 et
3; III). Mais elles restèrent toujours à l'arrière-plan.
(6) Zeller, ibid., p. 424.
— 27 —
autres philosophes grecs, même antérieurs à lui : d'ac-
cord entre eux sur les points essentiels, tous ces sages ne
peuvent guère différer qu'accidentellement., sur des ques-
tions de second ordre (1). En fait, c'est sur les œuvres
d'Aristote, authentiques ou apocryphes (2), que portera,
en philosophie, tout l'effort des études arabes (3); puis,
naturellement, sur celles de ses disciples et de ses com-
mentateurs (4), surtout de ses commentateurs alexan-
drins (5), dont les falâcifa adoptent les interprétations,
néoplatoniciennes, de la doctrine aristotélique. Ils ne
s'adresseront guère à d'autres philosophes que pour com-
bler certaines lacunes de l'œuvre du Maître (6) ; ils négli-
(i) De même les falâcifa, quoique divisés sur certains points d'impor-
tance secondaire, n'ont jamais songé à se répartir en plusieurs écoles
distinctes : selon eux, la falsafa (transcription arabe du mot ?t>.oarocpîa),
sous sa forme ancienne (grecque) et sous sa forme moderne (arabe), est
une La philosophie est la science des sciences; il n'y a qu'une philoso-
phie comme il n'y a qu'une science, car la science et la philosophie, la
philosophie surtout, sont fondées sur l'évidence démonstrative. On ne
peut donc sortir de la falsafa que pour tomber dans l'erreur : c'est ainsi
qu'Ibn Rochd, par exemple, ne se fait pas faute de reprocher à Ibn Sînâ
d'avoir commis de simples erreurs en s'écartant, sur certains points, de
la pure doctrine d'Aristote.
(2) Apocryphes : la Théologie apocryphe d'Aristote, le Traité des
causes, etc. Cf. Renan, Averr. et Vaverr,, p 93 au bas; p. i3o au bas.
(3) Voir Wenrich, ibid., pp. 126 à 175.
(4) Théophraste, très en faveur chez les Arabes comme principal dis-
ciple et successeur d'Aristote (Wenrich, ibid., pp. i 7 5eti76). — Alexandre
d'Aphrodise, très estimé, très souvent traduit, très suivi [ibid. t pp. 273 à
279; cf. ibid., p. 3o5, 1. 7 à 1. 10). — Thémistius (ibid. y pp. 286 et 287), etc.
(5) Porphyre (ibid., pp. 280 à 285; cf. p. 3o5, 1. 11 à 1. i4). A noter en
particulier un commentaire de son Isagoge par Ibn Rochd, qui existe en
traduction hébraïque (ibid., p. 285, 1. 7 à 1. 10).
(6) Par exemple, au début de son commentaire sur la République de
Platon, Ibn Rochd déclare qu'il introduit cet ouvrage de Platon pour
suppléer aux livres d'Aristote sur la Politique, qu'il n'a pu se procurer.
— C'est, de même, pour combler une lacune des livres d'Aristote que les
Arabes ont adopté Ylsagoge de Porphyre (Introduction à l'étude des Caté-
gories d'Aristote), si souvent traduite et commentée par eux. — De même
enfin, ils étudient les œuvres de logique de Galien [ibid., p. 257 au bas ;
p. 25g, 1. 12 à 1. 14 et 1. 21 à 1. 26) qui, aux trois figures du syllogisme
découvertes par Aristote, en avait ajouté une quatrième.
— 28 —
geront à peu près complètement les ouvrages des écoles
qui s'écartent franchement de sa doctrine : Antésocra-
tiques, Demi-socratiques, Sophistes, Sceptiques, Épicu-
riens, Stoïciens.
Une dernière influence, non plus grecque mais persane
et peut-être aussi hindoue (1), encore aryenne par consé-
quent, mais venue d'Orient, ne tarda pas à s'exercer sur
la philosophie musulmane. Elle était propre à renforcer
l'influence mystique et panthéistique (2) que subissaient
déjà les falâcifa de la part du néoplatonisme : il s'agit de
la tendance connue sous le nom de çoûfisme. Chez le se-
cond en date des grands falâcifa, El-Fârâbî, qui était turc
d'origine mais savait le persan (3), le çoûfisme apparaît
déjà d'une façon manifeste. Cette tendance se déploie avec
toute son ampleur chez son successeur, persan d'origine,
Ibn Sînâ (Avicenne).
Le système de philosophie reçu des Grecs par les falâ-
cifa comme l'expression de la vérité pure est donc essen-
(i) Voir Renan, Averr. et V averr., p. 94, 1. 5 et 1. 6. et n. 1). — De Boer,
Gesch. der Philos, im Isl., p. 16, 1. 26 à 1 29.
(2) Cependant les falâcifa, à peu près comme les Alexandrins, évitent
le panthéisme proprement dit. Les notions d'un et de plusieurs sont,
déclarent-ils, des concepts imaginatifs, abstraits par l'entendement dis-
cursif des représentations sensibles, et ne valent que pour les choses
corporelles : elles ne sauraient s'appliquer aux substances séparées (de
toute matière), aux essences immatérielles. (C'est ainsi que, selon Leib-
niz, des substances immatérielles, des « monades », ne sauraient former
un nombre). On ne peut demander, par conséquent, si l'Intellect divin et
les autres intellects ne font qu'zm ou sont plusieurs : la question du pan-
théisme est une question indiscrète, c'est-à-dire qui néglige de faire les
distinctions nécessaires, une question mal posée, à laquelle on ne peut
répondre ni par oui ni par non (Voir, par exemple, le Hayy ben Yaqdhân
d'Ibn Thofaïl, dans notre traduction, pp. 92 à 101). — Mais si le système
hyposlatique des Alexandrins et des falâcifa, diffère du panthéisme pur,
qui n'admet qu'une substance unique (Spinosa et certains Çoûfis), il pro-
cède cependant d'une tendance panthéistique, qui aboutit aux mêmes
conséquences mystiques, et il s'oppose, au même titre, au monothéisme
proprement dit.
(3) De Boer, ibid. } p. 99, 1. 16; cf. ibid., même page, 1. 8.
29
tiellement un système à tendance panthéistique et mys-
tique (1), fondé sur l'évidence de la raison.
Or la religion musulmane en prend exactement le contre-
pied. La caractéristique fondamentale de l'islam est, on le
sait, un monothéisme farouche. « Il ri y a de dieu qu Allah
et Mohammed est son prophète », telle est la formule de
la profession de foi chez les Musulmans (2). Ils entendent
par là non seulement qu'il n'y a qu'a/i Dieu, mais que Dieu
est un, simple, exempt de toute multiplicité : aussi le Qo-
ran taxe-t-il à' association, c'est-à-dire de polythéisme,
crime suprême de lèse-majesté divine, ceux qui, comme
les Chrétiens (ou comme les philosophes néoplatoniciens),
distinguent en Dieu trois personnes (ou trois hypo-
stases) (3).
D'autre part, aucune des grandes religions n'est, en son
fond, plus éloignée que celle du Qoran de la tendance
idéaliste et mystique (4). La morale et l'eschatologie de
ce livre sacré, sensualistes ou tout au moins terre-à-terre (5),
offrent un contraste frappant avec l'ascétisme et la « folie
mystique » des Alexandrins et des Çoûfis.
Enfin, la religion musulmane n'est pas seulement fon-
dée, comme le judaïsme et le christianisme, sur une révé-
lation divine, qui dépasse la raison et qui doit être accep-
tée sans discussion : elle est moins favorable qu'aucune
(i) Une morale idéaliste et mystique est la conséquence naturelle d'une
conception panthéistique des choses. Si tout découle de Dieu par une
« émanation » continue, tout doit « retourner » à Dieu, et tendre à s'ab-
sorber en lui.
(2) C'est un lieu commun chez les théologiens de l'islam que tous les
articles successifs du dogme musulman se déduisent de cette formule.
(3) Qoran, IX, 3i; XXLII, 9 3-94; etc. Cf. IV, 169; V, 77, etc.
(4) Cette tendance ne s'est introduite que plus tard dans l'islam, pré-
cisément par une réaction des peuples vaincus, en particulier de race
aryenne. Voir Carra de Vaux, Le Mahométisme, le génie sémitique et le
génie aryen dans VIslam, pp. 89 et 90, p. 188.
(5) Polygamie, concubinage légal, divorce ad libitum pour le mari,
descriptions sensualistes des joies de l'autre vie (le « Paradis de Maho-
met »), etc.
— 30 —
autre religion aux initiatives de la raison humaine. Les
théologiens et les jurisconsultes musulmans établissent
par exemple, en parfaite conformité avec l'esprit du Qoran,
que la raison n'a été donnée à l'homme ni pour découvrir
par elle-même les vérités d'ordre transcendant, ni pour
trouver en elle-même la source des principes et des pré-
ceptes moraux (1). Tout cela est du domaine de la seule
révélation et repose nécessairement sur l'autorité d'un
prophète (2).
Impossible, on le voit, de concevoir un système reli-
gieux plus opposé à la philosophie néoplatonicienne. Leur
double qualité de musulmans et de philosophes helléni-
sants faisait aux falâcifa une nécessité primordiale de
concilier ces deux contraires sans altérer ni l'un ni l'autre.
Pareille entreprise devait sembler une gageure. Ils ne ba-
lancèrent point à la tenir.
(i) Voir El-ahkâm cs-soulthânîya... d'...El-Mawerdî, trad. et annoté...
par le C le Léon Ostrorog. Fasc. I, Introduction générale, pp. l\ et sui-
vantes,
i'i) Voir plus loin, p. 34, 1. S du bas, à p. 36, 1. 6 du bas.
CHAPITRE I
Analyse du traité d'Ibn Rochd intitulé :
Accord de la Religion et de la Philosophie.
Le problème des rapports de la philosophie et de la re-
ligion se posait donc dans les mêmes termes pour tous
les falâcifa. Mais Ibn Rochd est le seul d'entre eux dont
nous possédions un ouvrage uniquement (1) consacré à la
conciliation de la religion et de la philosophie et dévelop-
pant cette question ex professo. Les textes rares et décou-
sus que nous pourrions être tentés, pour suivre Tordre
chronologique, de recueillir dès maintenant chez les
autres falâcifa, n'offriraient en ce moment aucun sens dé-
cisif (2); ils ne deviendront vraiment significatifs que par
comparaison avec la théorie amplement développée dans
l'ouvrage d'Averroès (3).
C'est un traité qui a pour titre : Accord de la religion
et de la philosophie. Examen critique et solution (4).
(i) La question de l'accord entre la philosophie et la religion est bien
le but essentiel (cf. notre thèse sur Ibn Thofaïl, sa vie, ses œuvres,
pp. 63 à 66) mais non le but unique du Hayy hen Yaqdhân d'Ibn Thofaïl.
{'i) A peine y aurait-il lieu de faire exception pour Ibn Thofaïl et son
roman philosophique : Histoire de Hayy hen Yaqdhân. L'auteur, dans
un pareil cadre, ne pouvait qu'indiquer la solution dans ses grandes
lignes, la laisser deviner sous le voile léger de l'allégorie, et non l'expo-
ser didactiquement comme fait Ibn Rochd.
(3) Voir plus loin ces textes, chap. III, vers la fin.
(4) « Kitâb facl el maqâl wa taqrîr ma baïn ech-charî'a wa '1-hikrna
min el-ittiçâl ». Littéralement : « Livre de la décision de la question
et de l'établissement de ce qui est entre la loi religieuse et la philoso-
phie en fait d'accord ».
— 32 —
Dans toutes les éditions sauf une seule (1), ce traité d'ibn
Rochd est suivi de deux autres du même auteur, relatifs
à des questions connexes. Tandis que celui-ci pose et
résout, à un point de vue général, le problème de l'accord
entre la religion et la philosophie, le second, appliquant
aux cas particuliers les principes établis dans le premier,
détermine les méthodes à employer pour enseigner à la
généralité des hommes chacun des dogmes principaux de
la religion musulmane, si l'on veut faire disparaître les
sectes religieuses et éviter, en même temps, tout conflit
entre la philosophie et la religion(2). Quant au troisième(3),
c'est une simple note (4), afférente à un passage du pre-
mier traité, sur la façon dont Dieu connaît les choses, et
spécialement les choses individuelles (5).
Le premier de ces trois traités est pour nous dune
importance capitale : nous allons en donner une analyse
détaillée. Le second nous fournira plus tard, ainsi que
d'autres ouvrages d'Ibn Rochd, un certain nombre de
textes disséminés que nous aurons à examiner de près.
Quant au troisième, il a, pour l'objet que nous nous propo-
(i) Voir plus loin, p. 33, n. 2, à la fin.
(2) Il a pour titre : « Kitâb el kachf 'an manâhidj eladilla fî *aqà'id
el-milla wa-ta'rîf ma waqa'a fiha bi-hasb et-ta'wîl min ech-chobah el-
mozigha wa-'lbida* el-modhilla », c'est-à-dire : « Livre de l'enlève-
ment du voiie qui [couvre] les méthodes de preuve touchant les dogmes
de la religion, et exposé des doutes dangereux et des hérésies [ou inno-
vations] pernicieuses résultant de l'interprétation de ces [dogmes] ». —
Sur le contenu de ce traité, voir plus loin, p. 85, dern. 1., à p. 87, 1. 14.
(3} Intitulé : « Dhamîmat el-mas'alat ellatî dhakaraha Aboû 'l-Walîd
fi FacL el-maqâl », c'est à-dire : « Appendice à la question (certaines édi-
tions ajoutent : de la science éternelle) touchée par Aboû 'l-Walîd [Ibn
Rochd] dans le [traité intitulé] Facl el-maqâl ».
(4) De quatre pages au plus.
(5) Aussi vaudrait-il mieux, peut-être, le placer, avec certaines éditions,
immédiatement après le premier traité, dont il constitue, son titre même
l'indique, un simple appendice. Cependant, ces trois traités forment, en
un sens, un seul et même ouvrage; c'est pourquoi cet appendice (ou troi-
sième traité) peut être également renvoyé après le deuxième, c'est-à-dire
à la fin de l'ouvrage entier.
— 33 —
sons, un intérêt tout à fait accessoire (1) : nous n'aurons
guère à lui emprunter qu'un ou deux textes.
Le premier traité, que nous désignerons souvent, des
deux premiers mots de son titre arabe, sous le nom de
Façl el-maqâl, est, en général, assez bien composé (2).
Nous suivrons, au cours de l'analyse complète que nous
allons en donner, l'ordre même dans lequel lbn Rochd a
jugé bon de développer sa pensée (3).
Pour la même raison, c'est-à-dire pour alléger de longues
(i) Voir plus loin, p. ic-2, n. 4-
(2) Il ne saurait entrer dans notre plan d'aborder, au cours de la pré-
sente étude, les questions relatives soit à la composition et à la forme,
soit à la bibliographie de ce traité. Touchant les premières, bornons-
nous à dire que la phrase est généralement longue, chargée d'incidentes,
entrecoupée souvent de parenthèses; mais la pensée n'en est pas moins
claire et la suite des idées parfaitement logique. En ce qui concerne les
secondes, nous demanderons la permission de renvoyer à un opuscule
que nous avons publié à titre de travail préparatoire pour cette thèse
sur Averroès [Recueil de mémoires et de textes, publiés en l'honneur du
XIV e congrès des Orientalistes par les professeurs de l'Ecole Supérieure
des Lettres et des Médersas. Alger, icjoS. Voir p. 271, 1. 7, ou dans
le tirage à part, p. 5, 1. 7). Ce travail comprend, outre une traduction
annotée et la liste critique des variantes, une Introduction où nous avons
parlé des manuscrits, éditions, traductions, etc. Il nous paraît cependant
utile de rappeler ici que l'unique édition et Tunique traduction euro-
péennes étaient l'édition de Marcus Joseph Mùller intitulée Philosophie
und Théologie von Averroès. Miinchen, 1869, et la traduction allemande
du même, portant le même titre, Mùncheu, 1875. — Nous devons ajouter
enfin que, pendant la publication de notre premier travail, il nous est
tombé entre les mains, trop tard pour en utiliser les variantes, d'ailleurs
très rares et totalement dépourvues d'intérêt, une édition orientale (Le
Caire, 1317 hég. = 1899-1900) à joindre aux trois premières éditions, dont
elle est une simple réplique. A la différence des trois autres, elle ne con-
tient pas le second des trois traités d'Ibn Rochd. Elle a pour titre :
vxJ^Jl ^\ jjUaJU\ i^ôls f^L*oV^ ^3-<^.LJL) UjfcU^ « JULU J~*aà J~J> »
» à^js^ iriv <L*L*o +■«=>■*■* ^>^°^. EU e porte au bas des pages quelques
notes (quatre en tout) d'une ou deux lignes, absolument insignifiantes.
C'est la mieux imprimée des trois éditions orientales.
(3) Sauf à passer une longue digression, exigeant des développements
spéciaux, et dont nous renverrons l'examen à la fin de notre analyse.
— 34 —
explications incidentes un exposé dont l'enchaînement lo-
gique exige déjà de qui veut le suivre une attention sou-
tenue, commençons par exposer, à titre d'éclaircissements
préliminaires, deux théories alors courantes : celle des
cinq qualifications légales (1) et celle des trois classes
d'arguments et d'esprits. Ibn Rochd en va faire grand
usage. Mais il se contente de nous y renvoyer comme à des
lemmes déjà établis. Il n'a garde de les exposer ici en dé-
tail : ce serait, aux yeux de ses contemporains, ressasser
des banalités pures. Pour nous, il nous importe de com-
mencer par nous bien pénétrer dé ces deux lemmes, sous
peine de ne rien comprendre à sa théorie de l'accord entre
la religion et la philosophie : car l'un des deux lui sert à
poser la question et l'autre à la résoudre.
La théorie des cinq qualifications est d'ordre religieux.
Elle a, dans la religion musulmane, une importance pri-
mordiale. C'est elle qui sert de fondement à toute la légis-
lation religieuse, morale, civile, criminelle, sociale, éco-
nomique et politique de l'Islam. La volonté absolue de
Dieu crée les qualifications des actes aussi bien que les
actes eux-mêmes (2). Dieu a ordonné tel acte, il a défendu
tel autre, et il a attaché des sanctions à l'accomplissement
(i) à^u^^X ^&r*.V^ {el-ahkâm ei-khamsa). Voir notre étude sur La ra-
cine arabe ^2*. (H K M) et ses dérivés, article paru dans Homenaje â D.
Fr. Codera... Estudios de erudiciôn oriental... Zaragoza, 1904,656 pages
(pp. 435 à 45a). — Cf. Comte Léon Ostrorog. El-ahkâm es-soulthanîya,
traité de droit public musulman d'...El-Mawerdi. 1er vol. Paris, 1901,
Introduction générale, p. 11, n. 1.
(2) Cf. El-Ghazâlî, Tahâfot el-fâlacifa : L'Effondrement des falâcifa
(sur la traduction exacte du titre de cet ouvrage, qu'on rend généralement
en français par La destruction des philosophes, voir plus loin, p. 99,
n, 1), éd. du Caire, i3o2 hég., p. |., 1. 19, à p. \r, 1. i3; trad. franc,
(inachevée) par Carra de Vaux, dans Muséon, 1899, p. 283, 1. 9, à p. 290,
1. 7. Cf. Ibn Rochd, Tahâfot et-tahâfot, p. 1 r, 1. 22, à p. \r, 1. 12; trad.
lat. dans Aristotel. opéra... cum Averr. comment., fol. 21 M à fol. 22 E.
— La thèse d'El-Ghazâlî et des théologiens orthodoxes (Motékallemîn)
se résume en deux points : i° Tous les contraires (par conséquent aussi
le bien et le mal) sont équivalents pour la Volonté divine. 2° Le rôle de
la Volonté divine est de choisir arbitrairement entre les contraires.
_ 35 —
ou à la transgression de ces ordres. Ce sont là, de sa
part, des décrets absolus, dont les raisons échappent en-
tièrement à la raison humaine. Gomment l'homme peut-il
connaître ces ordres ou ces défenses, pour s'y soumettre
et mériter la récompense, ou pour savoir du moins à quelle
punition il s'expose en les violant? 11 ne peut évidemment
les connaître qu'à titre de faits et non à titre de conclu-
sions, que par la perception sensible et non par la rai-
son (1). En d'autres termes, Dieu donne des ordres abso-
lus, et ces ordres s'expriment par la parole : l'homme ne
peut donc les connaître que par Youïe, que par l'audition
/***- (sam f ). Il peut apprendre, soit en entendant répéter par
un prophète, expressément chargé par Dieu de cette mis-
sion spéciale, les paroles mêmes de Dieu (2) ou des paroles
inspirées par Lui, soit en entendant ces mêmes paroles
dans l'écho d'une tradition authentique remontant jusqu'au
prophète, que Dieu a ordonné ceci, qu'il a défendu cela (3).
(i) Ou, comme nous dirions aujourd'hui, a posteriori et non a priori.
(2) C'est là la forme par excellence de la révélation, la révélation qora-
nique. Le hadîts, par lequel le prophète révèle les ordres de Dieu au
moyeu de paroles qui ne sont pas de Dieu, mais qui répondent parfaite-
ment à ses intentions, ne vaut qu'à défaut d'un texte qoranique. Il ne
constitue qu'un commentaire inspiré, infaillible, de la parole divine.
(3) L'écriture n'est que le substitut de la parole : c'est là un principe
d'application constante dans les institutions de l'islam. C'est ainsi que la
transmission des hadîts se fait, en principe (voir Le taqrib (TEn-Nawawi,
traduit et annoté par W. Marçais... Extr. du Journ. Asiatique, 9 e série,
t. XVI, XVII, XVIII, sept.-oct. 1900; janv.-fév. 1901 ; mai-juin 1901 ; juill.-
août 1901. Tirage à part, Impr. Nat., 1902, p. 97 et n. 2), par la parole du
maître fidèlement conservée dans la mémoire de l'élève; la transmission
par l'écriture est entourée de précautions et de restrictions de toute sorte
(Ibid., pp. io3 à 161, en particulier : p. io3, 1. 8; p. 116 n., 1. 1 ; p. 127,
dern. 1. ; p. i3o, 1. 1 à 1. 7; p. i35, n. 2; p. 137, 1. 3 à 1. 10; p. 161, n. 2.
— Cf. p. 166, n. 2 : Il faut se garder d'apprendre le Qoran dans un livre
sans le réciter à un maître. — Sur l'obligation de transmettre textuelle-
ment non pas seulement le sens exact mais les paroles mêmes du hadîts,
surtout quand il s'agit d'un hadîts prescrivant une pratique, voir ibid.,
p. 162 et n. 3). De même, tous les actes judiciaires, en principe, sont
verbaux. Un contrat de mariage, de vente, etc., conclu par devant deux
témoins, est valable ipso facto. La rédaction par devant qàdhî n'est qu'une
précaution supplémentaire et facultative. L'acte écrit, très souvent
— 36 -
Alors, l'acte que Dieu a ordonné, l'homme Pappelle bon,
et mauvais celui que Dieu a défendu. Mais ces épithêtes
de bon ou de mauvais ne signifient rien de plus qu'or-
donné ou défendu par Dieu : elles ne désignent en aucune
façon une qualité morale, métaphysique, inhérente aux
actes eux-mêmes, leur appartenant par nature, que le rai-
sonnement pourrait déduire d'un certain idéal de perfec-
tion, inné à la raison humaine, selon le degré de confor-
mité de ces actes à cet idéal (1). Si Dieu a doué l'homme
de raison, ce n'est point pour le mettre en état de décou-
vrir, par le seul raisonnement, les vérités d'ordre moral,
non plus que les vérités d'ordre religieux : c'est pour lui
permettre de distinguer l'utile du nuisible, ou encore le
beau du laid, de se procurer l'un, d'éviter l'autre, et d'as-
surer ainsi en ce monde, par la satisfaction de ses besoins
légitimes, son existence, son bien-être, son plaisir. La
raison humaine est, par elle-même, radicalement impuis-
sante à qualifier une action en bien ou en mal. Toute qua-
lification d'un acte doit reposer sur une révélation (2).
Les qualifications énoncées par la loi divine reviennent
toutes à investir un acte de l'un des cinq caractères sui-
vants, à le classer, en d'autres termes, dans l'une des cinq
catégories suivantes, chacune comportant ou non, en cas
rédigé plusieurs années après sa conclusion verbale, se borne à constater
ledit acte verbal, qui produit ses effets à compter du jour où il a été
conclu et non du jour où il a été rédigé. De même enfin, quand un qâdhî
rend un jugement, il prend à témoins ses deux adels ou assesseurs, du
jugement qu'il vient de rendre, et leur témoignage, même verbal, suffi-
rait, à défaut de toute rédaction, pour assurer la validité du jugement
rendu.
(i) Nous dirions que le décret divin de qualification s'exprime en un
jugement qui n'est pas analytique mais synthétique. — Cette théorie ne
fait-elle pas songer aussi à l'impératif catégorique de liant? Seulement
cet impératif est énoncé par la voix des prophètes et non point proclamé
par la raison pratique.
(2) On a aujourd'hui, en Europe, une tendance générale à considérer
l'islam comme une sorte de religion naturelle, de rationalisme religieux.
Nous voyons, une fois de plus, ce qu'il en faut penser.
37 —
d'accomplissement de l'acte ou d'abstention, des récom
penses ou des peines :
Qualifications :
En cas d'ac-
complissement :
En cas de non-
accomplissem* :
«S jj
lo
v^oJ/
wâdjib
obligatoire
récompense
peine
T$ O
'
1 1
x 9 C
2o ^3
OU
mandoûb laho ■
recommandé,
~-
pas de peine
—-*«***./«
mostahibb
agréable à Dieu ,
5"
3o
—L-.yo
mobâh
licite, permis
ni récompense ni peine
o
■s
n
' 4o
& r XW)
makroûh
1 blâmable,
'désagréable à Dieu
• pas de peine
récompense
s 1
r 5°
f^
harâm
interdit
peine
recompense
Telles sont les cinq qualifications (el-ahhâm el-khamsa) (1).
Mais notons que la plupart des textes portant qualifica-
tion d'un acte ne consistent point en une formule générale.
Ce sera, par exemple, un hadîts rapportant qu'en telle
circonstance déterminée, tel compagnon du Prophète
ayant agi de telle façon, celui-ci, par une phrase, par un
mot, par un geste, par son silence, a témoigné son impro-
bation ou son approbation. Or, depuis la mort de Moham-
med, l'ère de la révélation est close (2); la révélation est
désormais, comme disent les docteurs musulmans, « une
(1) Le sens précis de *.£:*. hokm, pluriel ahkâm, dans cette formule,
paraît être celui de décret, toute qualification étant un décret absolu de
la volonté divine.
(2) ^iXjo ^yi c_5^ ^ (( [Il n 'y a ura] plus de prophète après moi. »
(Hadîts du Prophète).
— 38 —
quantité limitée », tandis que les différentes actions hu-
maines sont en nombre illimité. Un acte étant proposé,
l'œuvre du jurisconsulte, dans toutes les branches de la
législation, depuis la morale jusqu'à la politique, consis-
tera donc toujours, dans le cas, de beaucoup le plus fré-
quent, où aucun texte authentique n'en énonce directe-
ment la qualification, à montrer qu'il est légitime de faire
application à cet acte de tel texte portant qualification d'un
autre acte analogue. Aussi, ce mode de raisonnement,
procédé essentiel du droit musulman, est-il appelé par les
jurisconsultes {j^ qiyâs, ou \^j^> ^j*^ qiyâs chariyy,
expressions que nous traduisons par raisonnement ana-
logique, syllogisme, ou syllogisme juridique. Ce raisonne-
ment présente, en effet, la forme d'un syllogisme : d'une
majeure, au moyen d'une mineure, il tire une conclusion
particulière ; en d'autres termes, il fait rentrer un acte par-
ticulier, au moyen d'une mineure, dans une majeure, qui
elle-même consiste à subsumer une espèce générale d'actes
dans l'un des cinq genres de qualification. Mais comment
obtenir cette majeure universelle, ayant pour attribut Tune
des cinq qualifications et pour sujet une espèce d'actes
prise dans toute son extension, si les seuls textes existants
qualifient un seul acte particulier ou quelques actes parti-
culiers seulement? Il faut évidemment que le syllogisme
soit précédé d'une véritable induction. Quel sera le fonde-
ment de cette induction? A cette question répond une
théorie qui sert de complément à celle des cinq qualifica-
tions et qui porte le nom de ta^lil, c'est-à-dire recherche
de la e illa. Ce terme arabe 'illa traduit exactement le terme
grec a'rcia et signifie la cause, ou mieux le fondement, la
raison d'être d'un décret divin. On admet que Dieu a tou-
jours une raison générale pour défendre ou ordonner tel
acte particulier (1) : c'est la Hlla de l'acte. Il suffit, dans
([) Ce postulat est un des points les plus délicats de la législation
musulmane. Ce n'est pas sans raison que bon nombre de docteurs, des
— 39 —
chaque cas, de la découvrir, pour obtenir une qualification
générale, applicable à toute une classe d'actes, pour obte-
nir, en d'autres termes, une majeure universelle, source
d'un nombre illimité de syllogismes à conclusion particu-
lière.
Par exemple, l'usage du rhum est-il permis? Aucun
texte révélé ne peut viser directement cette boisson, in-
connue au temps du Prophète. Mais un verset du Qoran
dit : « vous qui avez cru! le vin... est une abomination
d'entre les œuvres de Satan. Abstenez-vous en... (1) ». Ce
texte classe évidemment l'usage du vin dans la catégorie
du harâm {interdit). On cherche alors la 'Ma de cette dé-
fense. On s'aperçoit que le raisin est permis et de même
le vinaigre. Si donc le vin est interdit c'est en tant que
boisson fermentée et enivrante. Voilà la c illa. Il est aisé,
dès lors, de construire le syllogisme suivant :
Les boissons fermentées et enivrantes sont harâm (in-
terdites).
Or le rhum est une boisson fermentée et enivrante.
Donc le rhum est harâm (interdit).
Telle est la part du raisonnement dans l'élaboration de
la législation musulmane.
Notons que cette théorie du talîl n'est point en opposi-
tion avec la doctrine, que nous exposions tout à l'heure,
de l'impuissance de la raison humaine à qualifier les actes
en bien ou en mal. La recherche de la 'Ma n'a point pour
but de trouver le pourquoi des défenses ou des ordres di-
vins, de les prévoir a priori, mais seulement d'en déter-
miner exactement l'objet, le contenu, en l'inférant, suivant
des règles étroites, des textes révélés qui l'expriment.
Aussi les fondateurs des grandes écoles juridiques ortho-
plus pieux et des plus orthodoxes, l'ont jugé contraire au véritable esprit
de l'islam. Il constitue cependant une véritable nécessité (Voir plus loin,
p. 4o, n. i à la fin, et n. 2).
(1) Qoran, V, 92. — Cf. V, 9 3; II, -uH.
doxes (1) ont-ils tous fait du qiyâs un usage plus ou moins
étendu. Néanmoins, la recherche de la 'illa constitue, en
somme, une intervention de la raison humaine dans l'éla-
boration de la législation divine. C'est pourquoi certains
d'entre ces grands imâms professent pour le la M une ré-
pugnance manifeste, parfaitement conforme à l'esprit de
la pure doctrine musulmane (2).
La théorie religieuse des cinq qualifications légales, du
qiyâs et du ta M, est toute musulmane. La théorie logique
des trois classes d'arguments et d'esprits est purement
aristotélicienne; mais elle prend chez les philosophes mu-
(i) On sait que les principaux de ces madhâhib ou grandes écoles (on
dit aussi rits) juridiques sont les écoles : hanéfite (Turquie, etc.), malékite
(Afrique du Nord, etc.), chafî'ite (Haute-Egypte, etc.) et hanbalite (Arabie
centrale). (Cf. Duncan Macdonald, Developm. ofmusl. Theology..., p. ri5,
1. i à 1. 7; O. Houdas, L'islamisme. Paris, 190/j, chap. XI : Les quatre
rites orthodoxes.) Elles se considèrent l'une l'autre comme également
orthodoxes et ne diffèrent que par des détails. Elles se distinguent sur-
tout par la part plus ou moins grande que chacune d'elles fait au qiyâs
et au tcflîl, c'est-à-dire au raisonnement. L'école hanéfite représente le
maximum, et l'école hanbalite, aujourd'hui la moins répandue, le mini-
mum de libéralisme. La première fait du taHil un usage plutôt hardi; la
dernière, en somme, le proscrit, ou peu s'en faut.
(2) Il y eut un imâm qui, exagérant encore la tendance hanbalite,
poussa cette répugnance aux dernières limites. C'est Aboû Soleïmân
Dâoud ben C AH ben Khalaf el-Isbahânî, surnommé Edh-Dhâhirî, l'Exté-
rioriste (né à Koûfa en 200 hég. = 8i5, mort à Baghdâd en 270 hég. 35
883), fondateur d'une école qui disparut de bonne heure, mais qui était
encore représentée au xi e siècle, en Espagne, par Ibn Hazm et ses par-
tisans. (Cette branche, dite hazmienne, finit par s'absorber dans l'école
malékite.) Sauf dans le cas où la "illa se trouve expressément indiquée
dans le texte même, Dâoud proscrivait absolument le taHîl, alléguant
que nous ne pouvons jamais connaître la cause des décisions divines, soit
quand il s'agit de la création d'une chose, soit quand il s'agit d'un ordre
ou d'une défense. Mais une pareille proscription l'obligeait à faire état
d'un nombre énorme de hadîts douteux ou apocryphes, puisqu'il en fal-
lait un pour chaque cas particulier. Avec les inventions de la civilisation
moderne, qui, à chaque pas, donnent lieu à des actes nouveaux et créent,
par conséquent, de nouveaux cas de conscience, une pareille attitude
serait de plus en plus intenable. L'avenir de l'islam ne peut être que dans
la tendance opposée. — Voir sur Dâoud edh-Dhâhirî et son école :
I. Goldziher, Die Zahiriten, ihr Lehrsystem und ihre Geschichle, Leip-
zig, 1884.
— 41 —
sulmans une portée nouvelle et inattendue. Telle est en
effet, chez eux, l'importance prépondérante de cette dis-
tinction, que nous la voyons apparaître dans la définition
même de la logique; et dominer ainsi la logique, c'est
dominer du même coup toutes les sciences, puisqu'aux
yeux des penseurs musulmans, non seulement des falâ-
cifa, mais aussi de leurs adversaires les Motékallemîn (1),
la logique joue le rôle d'une propédeutique universelle (2).
Lisons, par exemple, la longue définition qu'au début du
traité de logique formant la première partie de son traité
de philosophie intitulé Kitâb en-nadjât {Le livre du sa-
lut) (3), Ibn Sînâ donne de cette science : « La logique est
la science (4) spéculative qui enseigne de quelles formes
(ij Voir, par exemple, El-Ghazâlî, El-monqidh min edh-dhalâl, texte
arabe publié et traduit par Schmolders dans son Essai sur les écoles phi-
losophiques chez les Arabes. Paris, 1842, p. 1%1. 3 à 1. 5, et p. 34, 1. 16 à
1. 2i ; Traduction nouvelle du Traité de Ghazzali intitulé Le préservatif de
V erreur, par Barbier de Meynard, Journ. Asiatique, année 1877, 7 e série,
t. IX, ou dans le tirage à part, Paris, 1877, p. 3o, dern. 1., à p. 3i, 1. 6.
(2) C'est ainsi que les Arabes tranchent, en général, la question sui-
vante qui, chez Aristote, demeure en suspens (voir H. Ritter et L. Preller,
Historia philosophiae Graecae, editio septima. Gothae, 1888, 3o5 B;
E. Zeller, Die Philosophie der Griechen... 3 Aufl. Leipzig, 1879, 2. Th.,
2. Abth., pp. 182 à i85, et p. 187; F. Ravaisson, Essai sur la Métaphy-
sique d'Aristote. Paris, 1837, vol. I, p. 248, 1. 1 ; p. 252, 1. i5; p. 264,
dern. 1.) : la logique est-elle une partie ou un instrument de la philoso-
phie? Ce n'est pas à dire, cependant, qu'on ne puisse rencontrer sur ce
point aucune divergence entre les philosophes musulmans. Voir, par
exemple, El-Khowârezmi, Liber mafâtîh al-'olûm (Le livre des clefs des
sciences), éd. G. van Vloten. Lugduni-Batavorum, 1895, p. irr, 1. 1 à 1. 4 :
« La philosophie se divise en deux parties, Tune spéculative et l'autre
pratique. Certains font de la logique une troisième partie distincte, et
certains en font une des parties de la science spéculative ; certains en
font un instrument pour la philosophie, et certains en font [à la fois] une
partie de la philosophie et un instrument pour la philosophie ». Peut-
être cependant El-Khowârezmî veut-il parler ici des anciens faMcifa, des
philosophes grecs.
(3) Edité à Rome en ibifî, à la fin du Qânoûn fî 'th-thibb ou Canon de
médecine d'Ibn Sînâ, en arabe.
(4) ÂxLLo cinâ\i, traduit exactement le grec ts/vy) et signifie à la fois
science et art.
— 42 —
et [de quelles] matières sont constituées la définition (1)
saine qui mérite véritablement le nom de définition et le
syllogisme sain qui mérite véritablement le nom de dé-
monstration (2); qui enseigne de quelles formes et [de
quelles] matières est constituée la définition admissible (3)
qui s'appelle description (4), de quelles formes et [de
quelles] matières est constitué le syllogisme [admissible
ou] persuasif (5) qui, lorsqu'il est fort et produit un as-
sentiment (6) semblable à la certitude, s'appelle [syllo-
gisme] dialectique (7), et lorsqu'il est faible et produit
une opinion prévalente, [syllogisme] oratoire (8); qui
enseigne de quelle forme et [de quelle] matière est cons-
tituée la définition vicieuse, de quelle forme et [de quelle]
matière est constitué le syllogisme vicieux qui s'appelle
captieux (9) et sophistique (10), et c'est celui qui paraît
être démonstratif ou dialectique sans l'être ; de quelle
forme et [de quelle] matière est constitué le syllogisme
qui ne produit pas d'assentiment du tout mais des images
qui inspirent à l'âme le désir d'une chose ou l'effrayent(ll),
(r) kX^- hadd, traduit optajxôç; c'est la définition proprement dite, qui
se fait par le genre prochain et la différence spécifique.
(2) O^r? borhân, traduit ànoSsi^iç.
(3) .y:l-o\ iqnâ'iyy, traduit rciôavo;.
(4) c^j rasm, c'est la définition imparfaite : elle comprend toutes les
définitions qui ne se font point par le genre prochain et la différence
spécifique.
(5) ^^Lol iqncViyy. Voir plus haut, n. 3.
(6) tS- 1 ^ ^ taçdîq, assentiment, adhésion, par opposition à jfî>
tacawwor, simple conception, sans affirmation ni négation.
( 7 ) £i^ djadaliyy.
(8) £^>UaaL khithâbiyy.
(9) o^^"* moghâlathiyy,
(10) ^ptk-tx^-co soûfisthâniyy; c'est le mot grec.
(11) L'édition de Rome est très fautive : plusieurs mots de cette fin de
phrase y sont évidemment altérés. Au lieu de IasCÀ^ (4 e forme ?), la brisent?
ou Iaj^jo, la scvrent? (car il est difficile de distinguer, au moins dans
— 43 —
la dilatent (1) ou la contractent, et c'est le syllogisme
poétique » (2).
Nous trouvons, dans cette définition de la logique par
Ibn Sînâ, non pas trois, mais cinq classes de syllogismes,
ou comme disent encore les logiciens arabes, d'arguments
Jjjtël 'aqâwîl (plur. de J^J qawl). Telle est, en effet,
la forme complète de cette classification des arguments.
Mais le discours poétique (3) n'étant pas véritablement un
argument, et l'argument sophistique étant un faux argu-
ment, on réduit le plus souvent la classification aux trois
premières catégories : c'est ce qui arrive quand on prend
cette classification des arguments pour fondement d'une
classification des esprits.
De ces trois genres d'arguments, le premier, appelé
syllogisme démonstratif ou démonstration, se distingue
des deux autres en ce qu'il part de principes premiers de
la raison, évidents par eux-mêmes (4), et en tire, par un
enchaînement plus ou moins long de syllogismes rigou-
reux, une dernière proposition, laquelle participe alors à
mon exemplaire, si le i^J, porte un ou deux points), je propose de lire
L^cdo yofzVoha (4 e forme), Y effrayent.
(i) Au lieu de U>JLo (yonqiroha, 4 e forme? mais avec ^c) s'abstenir
de, ou (4 e forme de Jo) lui inspirent de la colère? je propose de lire
Ifcy-cL'O (4 e forme), la dilatent, la font épanouir. Cette métaphore, qui
exprime la joie par la dilatation, la tristesse par la contraction de l'Ame,
est courante chez les Arabes. — Au surplus, malgré ces obscurités de
détail, le sens général de tout ce passage ne laisse pas d'être clair.
(2) ^j*-^ chi'riyy.
(3) ^jsLïi jjys qawl chïriyy. Le mot qawl signifie proprement dis-
cours (du verbe ^Jls parler); comme terme technique, il correspond à
argument.
(4) " Les fondements [littéralement : les racines s J^-o\ 'oçoûl] de la
démonstration, dit, par exemple, El-Khowarezmî (Liber mafâtih al-^olûm
éd. van Vloten, p. 10*, 1. 6), sont les principes, les prémisses primitives.
Ce sont les [vérités] que tout le monde reconnaît; par exemple : Le tout
est plus grand que la partie; ou : Des choses égales à une même chose
sont égales entre elles. »
- 44 —
l'évidence des prémisses d'où elle a été tirée. La démons-
tration est l'instrument de la science et en particulier de
la philosophie.
Tout autre argument, ne partant point de principes évi-
dents par eux-mêmes, ne peut avoir pour prémisses que
des propositions plus ou moins probables. Les conclusions
auxquelles il aboutit ne sont donc que probables, quelle
que puisse être la rigueur du raisonnement; et c'est pour-
quoi les arguments dialectiques et les arguments oratoires
sont désignés conjointement comme simplement persua-
sifs (1).
La différence entre ces deux dernières catégories est
dans le degré de probabilité des prémisses. Les arguments
dialectiques partent de prémisses acceptées par tout le
monde, ou par la plupart, ou par tous les sages, ou par la
plupart d'entre eux, ou par les plus habiles et les plus
sûrs (2). La dialectique ainsi entendue est une méthode
de démonstration approximative; souvent encore elle est
employée comme méthode de discussion, de réfutation,
en particulier sous forme à' argument ad hominem (3).
Quant aux arguments oratoires, ils partent de prémisses
adaptées à l'intelligence, aux passions, aux dispositions
momentanées des auditeurs. L'art oratoire est une sorte
de dialectique appliquée : il est déjà fondé sur la sensibi-
(x) Voir la définition d'^Lo\ dans El-Khowârezmi, Liber mafâtth al-
l olâm, p. I or, 1. i; Dictionnaire de Calcutta, art. ,^LU*\.
(2) Voir le passage d'Aristote reproduit sans commentaire par Ibn
Rochd au début de son Commentaire moyen sur les Topiques (Ariztot.
Op. omnia... cum Averrois... Commentar., éditions de 1662 et i5jh, Primi
voluminis Pars III, fol. 3, B C). — Cf. Dictionnaire de Calcutta, art.
,JtX^., au début.
(3) C'est ainsi, par exemple, qu'El-Khowârezmî la définit dans son
article sur les Topiques, (ibid , p. loi, 1. 5) : « La dialectique consiste à
contraindre l'adversaire à avouer une chose en conséquence de ce qu'il
reconnaît, que cela soit vrai ou faux, ou en conséquence de ce que l'ad-
versaire ne peut repousser étant donné sa doctrine... ».
— 45 —
\ lité plus que sur la raison pure (1), et vise à incliner, à
décider, plutôt qu'à éclairer. L'argument oratoire sert
donc de transition naturelle pour passer de l'argument
dialectique, à la fois à l'argument sophistique, qui tentera
d'induire en erreur, et au discours poétique, qui visera
uniquement à émouvoir et à entraîner : il tient déjà plus
ou moins de ces deux derniers.
Nous reconnaissons dans cette classification des argu-
ments en démonstratifs, dialectiques, et oratoires (2), une
théorie purement grecque (3). Les philosophes musul-
mans, Ibn Rochd en particulier, n'en montreront pas
moins une véritable originalité en calquant sur cette clas-
sification des arguments une classification des esprits,
propre à leur fournir la solution de ce grave problème :
(i) Voir Ibn Rochd, Paraphrase de la République, liv. I, chap. ir, au
début; en particulier le passage suivant (éditions de i562 et 1674, tomus
tertius, fol. 3, A, 1. 7 : « ...quoniam fides his fit, patet haec tria esse
capiunda : ut scilicet facultatem ratiocinandi habeamus : ut mores ac vir-
tutes consideremus : et tertium, ut de affectibus quid unusquisque sit,
et quale quid, et ex quibus nascîtur, et quo pacto : Itaque efficitur Rhe-
toricam quasi propaginem esse Dialecticae, et ejus negotii quod circa
mores est : quod cum de affectibus sit, aequum est ut civile appelletur ».
(2) Telle est, aux yeux d'Ibn Rochd, comme de tous les falâcifa, l'im-
portance de cette classification logique, qu'il en fait le pivot de son œuvre
capitale, dirigée contre El-Ghazâlî, le Tahâfot et-tahâfot [V effondrement
de V Effondrement. Voir plus loin, p. 99, n. 1), aussi bien que du présent
traité : « Notre but, dans ce traité, dit-il au début de son Tahâfot, est de
distinguer la valeur relative des [diverses] thèses soutenues dans le Livre
de Y Effondrement [des falâcifa, par El-Ghazâlî] selon qu'elles sont vraies
ou simplement probables, et de montrer que la plupart d'entre elles n'ar-
rivent pas au degré de l'évidence, de la démonstration ». « Cette argu-
mentation d'El-Ghazâlî n'est pas démonstrative (ou apodictique) : elle est
simplement dialectique; ou bien : Cette argumentation n'est pas même
dialectique, elle n'est qu'oratoire ; ou encore : elle est purement sophis-
tique », tel est le moule uniforme des réfutations dirigées par Ibn Rochd
contre El-Ghazâlî dans le Tahâfot et-tahâfot. D'ailleurs El-Ghazâlî lui-
même, dans ses œuvres, en particulier dans son Tahâfot el-falâcifa,
n'avait pas fait un moindre usage de cette classification des arguments.
(3) Il est à peine besoin d'ajouter que la division de la logique chez
les Arabes est calquée sur celle de leurs modèles, les logiciens grecs
successeurs d'Aristote. Ils distinguent : i° L'Isagoge (Introduction);
2° Les catégories; 3° L'interprétation (7tep\ ip^Yjvci'a;) ; /i° L'analytique
— 46 —
l'accord de la religion et de la philosophie, préalablement
posé suivant la formule que leur imposait la doctrine mu-
sulmane des cinq qualifications.
« Notre but dans ce traité, dit en commençant Ibn Rochd,
est d'examiner, du point de vue de la spéculation reli-
gieuse, si l'étude de la philosophie et des sciences logiques
est permise ou défendue par la Loi religieuse, ou bien
prescrite par elle soit à titre méritoire, soit à titre obliga-
toire (1). »
Ainsi, dès la première ligne, la question se trouve net-
tement posée : Il s'agit d'examiner, du point de vue de la
spéculation religieuse, c'est-à-dire au moyen de raisonne-
ments syllogistiques dont une prémisse au moins soit em-
pruntée aux textes sacrés, quelle est celle des cinq quali-
fications dont il a plu à Dieu de marquer la philosophie.
L'a-t-il déclarée défendue, c'est-à-dire soit interdite soit
simplement blâmable? ou bien permise? ou bien prescrite,
c'est-à-dire soit méritoire soit obligatoire ? (Voir le tableau
page 37.) Telle est la question.
Notons que le terme employé ici pour désigner la philo-
sophie n'est pas le terme très général Z*S<s. hikma (sagesse),
qui serait applicable à un système philosophique quel-
conque : c'est le mot XîuJlè falsafa, simple transcription du
grec çiXôcroçta. Ce terme, chez les Arabes, désigne, nous le
savons, un système bien déterminé, commun, sa. Ces orthodoxes de la première manière, esprits étroits et
fanatiques, repoussaient toute interprétation rationnelle, toute innovation,
prenaient à la lettre toutes les métaphores des textes sacrés et tombaient
ainsi dans un grossier anthropomorphisme, prêtant à Dieu des mains,
un visage, etc. Leur nom peut s'expliquer, selon les étymologistes arabes,
par trois ou quatre étymologies, toutes excellentes malheureusement. Il
peut venir soit de ^£»s>- hachw, bas peuple, ou encore remplissage, d'où
yJ^L\ v Jjfc\ a hl elhachw ou <*o^£o». hachwiyya, hommes sans valeur,
parleurs inconsidérés, qui parlent pour ne rien dire', soit du verbe L£»=»-
hachâ, bourrer, farcir, parce que, à l'encontre des Mo'attila, qui, comme
leur nom l'indique, vidaient d'attributs la notion de Dieu, c'est-à-dire
niaient tout attribut divin positif, ils bourraient la notion de Dieu d'at-
tributs de toute sorte; soit enfin de ce que, dans ses leçons, le célèbre
théologien Haçan el-Baçrî (mort en 728 de notre ère), excédé de leur
étroitesse d'esprit, les aurait relégués, des premiers rangs qu'ils occu-
paient, aux côtés ^^A^s*. hawâchî (pluriel de d^ZAs^. hâchiya) de la
salle. (Voir Le livre de Mohammed lbn Toumert, mahdi des Almohades.. .
Introduction par 1. Goldziher, p. (>5, n. 1.) — Sur les Hachwiyya, voir
dans les Actes du XI" Congrès international des Orientalistes. Paris,
— 5'* —
la plupart des docteurs musulmans admettent le syllogisme
rationnel » (1).
Mais il est impossible qu'un homme, à lui seul, réin-
vente toute la logique. Nous trouvons d'ailleurs, dans les
livres des anciens logiciens grecs, cette science toute faite.
Ce serait évidemment bien mal nous conformer à Tordre
divin, ce serait renoncer à nous mettre jamais à la véritable
besogne, que de consumer notre vie à fabriquer nows-
même, sans espoir d'y réussir complètement, un instru-
ment que le labeur des anciennes générations nous a lé-
gué tout fait. Qu'importe que ces Anciens ne soient pas
des musulmans? L'instrument qui sert à regorgement (le
couteau) (variante : à la purification ; en ce cas, le vase à
ablutions) (2) ne rend-il pas valide l'acte religieux auquel
il sert, pourvu que cet instrument remplisse lui-même les
conditions de validité, soit qu'il appartienne ou non à un
de nos coreligionnaires (3)?
Le même raisonnement vaut pour la philosophie elle-
même. Ne serait-il pas digne de moquerie, l'homme qui
prétendrait réinventer à lui seul toute l'astronomie, ou
mieux encore, toute la science du droit (4)! Gela est évi-
1897, 3o section : Langues et archéologie musulmanes, l'article de G. van
Vloten intitulé Les Hachwia et Nabita (pp. 99 à i23). C'est la seule étude
qui existe sur les Hachvviyya.
(1) Page 2i,l. 9. — Sur ce point, voir plus haut, p. 48 au bas et n. 1.
(2) Voir les savantes observations formulées sur ce passage dans la
Revue de l'histoire des religions (année 1905, n° 52, pp. 219 à 236 :
L'Ecole Supérieure des Lettres et les Médersas d'Alger au XIV e Congrès
des Orientalistes, p. 225, 1. 19, à p. 226, 1. 2) par M. Goldziher, qui
indique des raisons de préférer la leçon à^SX'i « égorgement » à la leçon
à^^Sp> « purification ».
(3) Page 2r, au bas.
(4)' Ibn Rochd, on le voit, revient sur cette comparaison avec une pré-
dilection marquée. Nous retrouvons neuf fois dans son traité, sous diverses
formes, cette comparaison de la philosophie avec le droit : p. 20, 1. 23;
p. 21, 1. 3 et 1. 14 ; p. 21, 1. 21 ; p. 21, av.-dern. 1. (comparaison entre la
logique et un certain procédé relevant du droit rituel) ; p. 23, 1. 5 à 1. 1 1 •
p. 24, 1. 34, à p. 25, 1. 4; p. 26, 1. 10; p. 26, 1. 23; p. 35 en entier et
p. 36, 1. 5.
— 55 —
dent pour les arts pratiques aussi bien que pour les sciences
théoriques. Que dire alors de cette science des sciences
et de cet art des arts qui a nom philosophie (hikma) (1)?
Bien entendu, cette théorie scientifique de la démonstra-
tion et cette théorie systématique de l'Univers, que nous
avons héritées l'une et l'autre des Grecs, nous ne les ac-
cepterons que sous bénéfice d'inventaire. « Ce qui sera
conforme à la vérité, nous le recevrons d'eux avec joie et
reconnaissance; ce qui ne sera pas conforme à la vérité,
nous le signalerons pour qu'on s'en garde, tout en les ex-
cusant (2). » Ces belles paroles montrent ce qu'il faut pen-
ser de « l'admiration superstitieuse » si souvent signalée,
d'ibn Rochd, pour Aristote et les Anciens (3). On voit com-
bien ce grand esprit, en dépit de la légende, était éloigné
de pratiquer la méthode d'autorité et de « jurer sur la pa-
role du maître » (4). Il a d'ailleurs un sentiment très vif de
(i) Pages 22 et 23.
(2) P. 23, 1. 25. — Ce passage d'ibn Rochd paraît être inspiré, d'ail-
leurs, par une phrase d'Aristote, IIep\ tyvyy}<;, l\o3 b 20.
(3) Voir Renan, Averr. et V averr., p. 54, 1. 11.
(4) Bien qu'il ne connût pas encore ce passage d'ibn Rochd (voir plus
loin, Conclusion, 3 e alinéa), Renan a très bien su faire dans cette légende
la part de l'exagération. « Peut-être même, dit-il, ces éloges exagérés
(donnés à Aristote par Averroès) ne doivent-ils pas être pris trop au
sérieux. Ce qu'il y a de certain, c'est qu'Ibn Rochd distingue parfois
entre son opinion et celle du texte qu'il commente..., etc. » (Averr, et
V averr., i re éd., p. 42, 1. 22 ; 3 e éd., p. 56, 1. i5. Voir tout ce § VII). — Cette
remarque peut s'appliquer, d'ailleurs, à tous les falâcifa. C'est Ibn Sînà,
pour ne citer qu'un exemple, qui a porté sur une théorie d'Aristote cette
dure appréciation : « Quant aux couleurs, je ne les comprends pas en
vérité, et je ne connais pas leurs causes. Ce qu'Aristote en a dit ne me
suffit pas, car ce n'est que mensonge et folie ». (Ibn Palaquéra, More ha-
More, ou Commentaire sur le Guide des Egarés de Maïmonide, édit. de
Presb. 1837, p. 109. Cité par Munk, Mél. de philos, juive et ar. f p. 317.
1. 11.) — Comparer cette déclaration de Maïmonide, philosophe juif, mais
disciple des falâcifa musulmans et qui écrivait en arabe : « Tout ce
qu'Aristote a dit sur tout ce qui existe au-dessous de la sphère de la
lune jusqu'au centre de la terre est indubitablement vrai... Mais à partir
de la sphère de la lune et au-dessus, tout ce qu'Aristote en dit ressemble.
à peu de chose près, à de simples conjectures » [Guide des Egarés, II,
p. 179, 1. 3 à 1. 11; cf. ibid.y p. 19/», 1. f\ à 1. i3).
— 56 —
la solidarité scientifique et philosophique des générations
successives, condition indispensable du progrès intellec-
tuel de l'humanité. A deux reprises, il insiste sur cette
idée. Parlant de l'édification des sciences logiques, il faut,
dit-il, « que le chercheur suivant demande secours au pré-
cédent, jusqu'à ce que la connaissance en soit parfaite » (1).
De même, parlant de la philosophie : « Nous n'atteindrons
pleinement ce but, la connaissance des êtres, qu'en les
étudiant successivement l'un après l'autre, et à condition
que le chercheur suivant demande secours au précédent,
comme cela a lieu dans les sciences mathématiques » (2).
Puis donc que la Loi religieuse elle-même ordonne, à
titre obligatoire, d'étudier la logique et la philosophie,
pour acquérir une connaissance de Dieu plus parfaite, et
de les étudier en particulier dans les livres des Anciens,
ce serait « le comble de l'égarement et de Téloignement du
Dieu Très-Haut » (3) que d'interdire Fétude de ces livres à
quelqu'un qui y serait apte, sous prétexte que des gens
mal préparés à les comprendre sont tombés dans l'erreur
pour les avoir lus : ce serait « fermer la porte (de la spécu-
lation) par laquelle la Loi divine appelle à la connaissance...
véritable de Dieu » (4); ce serait « priver les hommes d'un
bien essentiel pour leur éviter un mal accidentel. Autant
vaudrait interdire à une personne altérée de boire de l'eau
fraîche et bonne et la faire mourir de soif, sous prétexte
qu'il y a des gens qui se sont noyés dans l'eau » (5). Toutes
les sciences et tous les arts offrent, par accident, les mêmes
inconvénients, en particulier la jurisprudence, dans la-
quelle la plupart de ceux qui la cultivent ne cherchent
qu'un moyen de se débarrasser de leurs scrupules et de se
(i) Page 21, 1. 17.
(2) Page 22, 1. 17.
(3) Page 24, 1. 8.
(4) Page 24, 1. 5.
(5) Page 34, 1, 36.
— 57 —
plonger dans les biens de ce monde (1). Est-ce une raison
pour en interdire l'étude?
S'il en est ainsi, si notre religion est vraie, et si c'est
elle qui nous fait un devoir de philosopher, la spéculation
fondée sur la démonstration ne peut donc en aucun cas
conduire ceux qui savent la pratiquer à contredire les
enseignements donnés par la Loi divine : la philosophie ne
peut jamais être en désaccord avec la religion; « car la
vérité ne saurait être contraire à la vérité ; elle s'accorde
avec elle et témoigne en sa faveur » (2).
Gela posé, « si la spéculation démonstrative conduit à
une connaissance quelconque d'un être quelconque, alors
de deux choses l'une : Ou bien il n'est pas question de cet
être dans la Loi divine », et en ce cas « pas de contradic-
tion »; ou bien il en est question, et en ce cas le texte
sacré se montre « ou bien d'accord avec les conclusions
auxquelles conduit la démonstration, ou bien en désaccord
avec elles. S'il est d'accord, il n'y a rien à en dire » (3).
S'il apparaît en désaccord avec ces conclusions démon-
trées, alors qu'arrivera-t-il? Des deux, qui faudra-t-il taxer
d'erreur, la religion ou la philosophie? Que devra-t-on
sacrifier, l'infaillibilité de la révélation ou l'évidence de la
raison ?
Ni l'une ni l'autre selon Ibn Rochd : le conflit, à ses
yeux, n'est jamais qu'apparent; la solution en est facile, et
la théologie elle-même en fournit les éléments. Car, avant
de surgir entre la religion et la philosophie, un conflit
identique s'élevait déjà au sein même de la religion. Dans
un très grand nombre de cas, pour expliquer des textes
qui, si on les prend à la lettre, se contredisent entre eux,
(i) Page 24» au bas.
(2) Page 26, 1. 3. — On voit combien Siger de Brabant et les autres
soi-disant « averroïstes » latins étaient mal fondés à placer sous l'égide
d'Averroès leur thèse fondamentale des « deux ordres de vérité ». — Cf.
dans Homenaje â D. Codera. Zaragoza, 1904, l'article de M, Miguel Asîn ;
El averroismo teolôgico de Santo Tomâs de Aquino.
(3) Page 26, 1. 6,
— 58 —
ou même, isolément, paraissent inconciliables avec le
simple bon sens, les théologiens ont été obligés de distin-
guer dans ces passages déconcertants un sens extérieur ou
apparent (j*vô dhâhir) et un sens intérieur ou caché (fj^L
bâthiri). Ils lèvent alors chaque difficulté en recherchant
sous le sens extérieur du passage embarrassant, un sens
intérieur c'est-à-dire métaphorique. Ils appellent Stj^
ta'wil, c'est-à-dire interprétation (allégorique), ce procédé
de conciliation. Rien n'empêche d'en étendre l'application
aux rapports entre la religion et la philosophie (1). Il suffi-
sait à mettre d'accord les textes sacrés, à concilier entre
elles les vérités religieuses : il suffira de même à accorder
les textes sacrés avec les conclusions delà démonstration,
à concilier les vérités de la religion avec celles de la phi-
losophie.
Ainsi donc, la vérité religieuse et la vérité philosophique
ne peuvent jamais être en conflit. Lorsqu'entre un texte
religieux et une conclusion démonstrative un désaccord
apparent surgit, ce prétendu désaccord doit disparaître
par l'interprétation allégorique de l'un des deux. Mais la
démonstration, fondée, par définition, sur l'évidence
rationnelle, présente la vérité comme à nu, elle n'emploie
jamais aucune métaphore, elle ne recourt jamais à des
symboles. Au contraire, de l'aveu même des docteurs de
la Loi, théologiens et jurisconsultes, les textes religieux
en font un très fréquent usage : ils ont souvent besoin
d'être interprétés allégoriquement (2). Donc, en cas de
(i) Page 26, 1. 23 à 1. 26.
(2) Les Musulmans, dit Ibn Rochd, ne sont pas tous d'accord pour
décider si tel texte doit ou ne doit pas être interprété allégoriquement :
les Ach'arites, par exemple, interprètent tel verset qoranique ou tel
hadîts que les Hanbalites entendent à la lettre (les Hanbalites, surtout
en théologie, se confondent généralement avec les Hachwiyya. Sur les
Hachwiyya voir plus haut, p. 53, n. 2); mais tous les Musulmans tombent
d'accord que, d'une manière générale, il y a des expressions de la Loi
divine qu'il faut interpréter, et d'autres qu'il ne faut pas chercher à inter-
préter (p. 27, 1. 3 à 1. 11).
— 59 —
désaccord apparent, c'est par l'interprétation du texte
révélé que l'accord fondamental doit toujours être rétabli
entre la philosophie et la religion. ïbn Rochd est on ne
peut plus net sur ce point : il « l'affirme, dit-il, d'une
manière décisive » (I).
Cette « interprétation », qui seule peut établir l'harmonie
entre la raison et la foi, en quoi consiste-t-elle au juste? 11
importe au plus haut point de le savoir. Voici la définition
qu'en donne Ibn Rochd : « Interpréter veut dire faire
passer la signification d'une expression du sens propre au
sens figuré, sans déroger à l'usage où est la langue des
Arabes de nommer telle chose pour désigner métaphori-
quement sa semblable, ou sa cause, ou sa conséquence,
ou une chose concomitante, ou d'employer telle autre
métaphore couramment indiquée parmi les figures de
langage » (2). En d'autres termes, l'interprétation ne doit
jamais tomber dans l'arbitraire (3) : elle ne vaut que si elle
s'appuie sur les usages courants de la langue ou, comme
dit encore Ibn Rochd, que si elle est conforme « au canon
de l'interprétation arabe » (4).
Ainsi donc, il suffirait à Ibn Rochd de s'appuyer sur
l'autorité des théologiens pour prouver, du point de vue
de la spéculation religieuse, la légitimité de l'interpréta-
tion allégorique. Mais il ne se contente point de cette
autorité humaine : il invoque, au-dessus d'elle, l'autorité
de la révélation divine puisée à sa source. C'est le triomphe
de son argumentation. Dieu lui-même, dans le Qoran (5),
a pris soin de déclarer, en propres termes, que l'interpré-
(i) Page 26, 1. 28.
(2) Page 26, 1. 17.
(3) Par exemple, les Bàthiniens ou Intérioristes (Ismaïliens) font un
usage entièrement arbitraire et extravagant de l'interprétation allégorique.
Ils interprètent jusqu'aux noms des attributs divins : tel attribut désigne
c Alî, tel autre Mohammed, etc.
(4) Page 26, 1. 3i.
(5) Il ne faut pas oublier que le Qoran est la parole même de Dieu.
Voir plus haut, p. 35, 1. (\ du bas et n. 2.
— 60 —
tation est interdite au vulgaire, et qu'elle est réservée aux
« hommes d'une science profonde », en d'autres termes,
aux hommes de démonstration (1). « C'est à quoi, dit Ibn
Rochd, le Très-Haut a fait allusion en disant : « C'est Lui
qui t'a révélé le Livre, dont certains versets sont clairs et
positifs... etc., jusqu'à : les hommes d'une science pro-
fonde » (2). Voici la traduction du verset complet (nous
avons soin de respecter, vers la fin, l'ambiguïté qui s'y
trouve) : « C'est Lui qui t'a révélé (3) le Livre, dont cer-
tains versets sont clairs et positifs et constituent la mère
du Livre (4), et d'autres sont ambigus. Ceux qui ont dans
le cœur une propension à Terreur s'attachent à ce qui s'y
trouve d'ambigu, par amour de la sédition et par désir
d'interpréter ces [textes] ; or, nul n'en connaît l'interpréta-
tion (ta'wîl) si ce n'est Dieu et les hommes d'une science
profonde (5) (ils) disent : « Nous y croyons : tout cela vient
de notre Seigneur ». Car nul ne réfléchit si ce n'est ceux
qui sont doués d'intelligence ». Or le membre de phrase
que nous avons écrit en italiques peut, en arabe, se couper
et s'expliquer de deux façons différentes, qui donnent deux
(i) Voirie passage, p. 38, 1. i4, où citant à nouveau le verset du Qo-
ran III, 5 (déjà cité par lui p. 27 au bas), il substitue à cette expression :
les hommes d'une science profonde cette autre expression : les hommes
de démonstration.
(2) Qoran, III, 5. — P. 27, 1. 19. Cf. p. 38, 1. 14. — Notons que, mal-
gré l'importance du passage, Ibn Rochd se borne à en indiquer ici le
début et la fin. Telle quelle, cette citation n'offre aucun sens, et le mot
caractéristique interprétation ne s'y trouve même pas. Une telle façon de
citer serait donc de nature à surprendre, et donnerait lieu de soupçonner
quelque coupure malencontreuse faite par un copiste malavisé, si nous
n'avions affaire ici à un procédé courant chez les écrivains arabes. Tout
Musulman vraiment instruit doit savoir par cœur le Qoran d'un bout à
l'autre. Supposer un instant que certains lecteurs pourraient n'être pas
en état de réciter imperturbablement un passage qoranique dont on
indique le début et la fin serait leur faire injure.
(3) Littéralement : « qui a fait descendre sur toi ».
(4) C'est-à-dire sa partie fondamentale.
(5) Ou : d'une science solide (J^\ <3 Oys^^). Voir plus loin,
p. 6i, au bat*
— 61 —
sens diamétralement opposés. On peut construire, comme
Ibn Rochd ne manque pas de le faire, dans l'intérêt de sa
cause : « nul n'en connaît l'interprétation si ce n'est Dieu
et les hommes d'une science profonde », en « s'arrêtant
ici » comme dit notre auteur (1), ou comme nous dirions
en français, en mettant ici un point. La suite serait alors :
« Ils disent... » (à savoir : Les hommes d'une science pro-
fonde disent...), etc. Mais Ibn Rochd ne s'inquiète pas de
la suite : il arrête là cette citation ; nous en comprendrons
tout à Pheure la raison (2). Ou bien on peut construire :
« nul n'en connaît l'interprétation si ce n'est Dieu. (Ici, un
point.) Et les (c'est-à-dire : Quant aux) hommes d'une
science profonde (virgule), [ils] disent : « Nous y croyons :
« tout cela vient de notre Seigneur. » Car nul ne réfléchit
si ce n'est ceux qui sont doués d'intelligence ».
Ainsi, selon qu'on opte pour la première ou pour la
seconde construction, on tire de ce remarquable verset un
argument décisif pour ou contre la thèse de notre philo-
sophe. Nous ne saurions trop insister, je crois, sur l'im-
portance de ce passage. Dans le premier cas, le verset
déclare que les hommes de démonstration ont qualité pour
interpréter les textes ambigus, qu'ils partagent avec Dieu
la connaissance de leur véritable interprétation, interdite
aux autres hommes. Dans le second, il déclare au contraire
que nul n'en connaît l'interprétation à l'exception de Dieu
seul. Quant aux hommes d'une science profonde (ou :
solide), ils n'ont plus alors sur le vulgaire d'autre supério-
rité qu'une conscience plus vive de leur ignorance, qu'un
sentiment plus profond de l'impuissance radicale de toute
raison humaine à pénétrer les secrets de Dieu. Entre ces
deux explications, Ibn Rochd ne pouvait évidemment choi-
sir que la première.
Cette première explication du verset qoranique, si favo-
(i) Page 38, 1. 14.
(2) Voir plus loin, p. 03, 1. 12 à 1. i4.
— 62 —
rable à la thèse de notre philosophe, quelle valeur doit-on
lui reconnaître, d'abord au point de vue de la grammaire
et de la logique, ensuite au point de vue de la spéculation
religieuse, auquel, dès le début de son traité, il a déclaré
se placer?
Grammaticalement, les deux constructions peuvent, en
somme, se défendre, bien que la première ait une allure
un peu plus gênée, un peu moins régulière que la
seconde (1). Mais au point de vue logique, peut-on nier que
la seconde offre, dans l'ensemble, un sens bien autrement
cohérent que la première? Toute la fin du verset : « Quant
aux hommes d'une science solide, ils disent [en d'autres
termes : Aussi, les hommes d'une science solide disent-
ils] : Nous y croyons [même quand cela confond notre
raison, puisque] tout cela vient de notre Seigneur. Car nul
ne réfléchit [ne juge, sur ce point, avec rectitude, ne se
comporte d'une façon judicieuse], si ce n'est ceux qui sont
doués d'intelligence, [qui savent reconnaître l'infirmité de
la raison humaine] », toute cette fin présente un sens
plein, en parfait accord avec cette phrase qui précédait :
(i) Eu effet, dans cette première construction, le verbe ^>y^JO yaqoû-
loûna, ils disent, se présente d'une façon un peu anormale. La phrase
précédente disait : « Nul ne connaît... si ce n'est Dieu et les hommes
d'une science..., etc. », c'est-à-dire : si ce n'est [que] Dieu et les hommes...
[connaissent]. Ce verbe sous-entendu connaissent avait donc un sujet
complexe : Dieu et les hommes... Le verbe : Ils disent, qui suit, devrait
avoir, rigoureusement parlant, le même sujet complexe : « Ils [c'est-à-
dire Dieu et les hommes...] disent ». Or, il faut comprendre, au contraire,
qu'il a pour sujet une partie seulement du dit sujet complexe, à savoir :
les hommes... Il y a donc, en passant de la première proposition à la
seconde, une limitation sous-entendue du sujet. De plus, tous les arabi-
sants sentiront (car tout cela est plus facile à sentir qu'à expliquer) que
le verbe 0>!>M JO-qoûloûna (ils disent), surtout dans les conditions
anormales où il se présente, arrive un peu ex abrupto : on s'attendrait
au moins à le voir introduit par la particule <»_£. Encore cela ne suffirait-
il pas : il faudrait un pronom indiquant qu'il ne s'agit que de « ces der-
niers ». — Au contraire la seconde construction : « Nul ne connaît... si
ce n'est Dieu. Quant aux hommes... ils disent..., etc. » est grammatica-
lement irréprochable et parfaitement coulante.
— 63 —
« Nul, si ce n'est Dieu, ne connaît l'interprétation des
textes ambigus ». Au contraire, dans la première construc-
tion, toute cette fin est déconcertante. Après avoir dit que
les hommes d'une science profonde [les hommes de
démonstration] connaissent, ainsi que Dieu, la véritable
interprétation des textes ambigus, pourquoi le Qoran
ajouterait-il : « Ils disent : « Nous y croyons [puisque] tout
« cela vient de notre Seigneur... etc. »? Il faut donc convenir
qu'au point de vue de l'accord interne, de la liaison logique
des idées, l'explication de ce passage donnée par lbn
Rochd, la construction par lui choisie, est quelque peu
forcée. Il paraît s'en être lui-même aperçu : telle est sans
doute la principale raison pour laquelle, dans sa citation,
il a supprimé toute cette fin du verset.
Au point de vue de la spéculation religieuse, ne semble-
t-il pas que ce soit pis encore? Ibn Rochd pouvait-il se
faire illusion? Quel espoir légitime pouvait-il concevoir de
prouver, par les textes mêmes de la Loi musulmane, de
cette religion antirationaliste, que la raison donne la clef
de tous les mystères? Comment faire admettre aux doc-
teurs de l'islam que les philosophes, armés de la seule
démonstration rationnelle, sont, de par la Loi divine, les
arbitres qualifiés pour trancher sans appel, sous l'invo-
cation d'Aristote et autres païens, toutes les querelles
théologiques ?
Telles sont les conclusions auxquelles conduit naturel-
lement un premier examen de toute cette argumentation.
Mais un simple fait va nous montrer que, malgré la
faiblesse grammaticale et logique de cette explication,
l'argumentation qu'Ibn Rochd fonde sur elle conserve
toute sa force au point de vue de la théologie musulmane;
et ce fait, le voici : L'explication de ce verset, dont lbn
Rochd tire un si grand parti, ce n'est pas lui qui l'a
inventée pour les besoins de sa cause, comme on pourrait
le croire : il l'a trouvée chez les représentants les plus
qualifiés de l'exégèse qoranique. Avant et après l'époque
— 64 —
de notre philosophe, nous voyons la plupart (1) des doc-
teurs les plus réputés de l'islam couper comme fait Ibn
Rochd le verset en question, l'expliquer comme il l'ex-
plique, et l'accompagner des mêmes commentaires (2).
Ainsi font, en outre d'une série de pieux personnages des
trois premiers siècles, dont Thabarî (3) donne la liste (4),
de nombreux commentateurs, antérieurs ou postérieurs à
Ibn Rochd, parmi lesquels Ez-Zamakhcharî (né en 1074
après J.-C, m. en 1143), Fakhr ed-dîn er-Râzî (m. en 1209),
El-Baïdhâwi (m. en 1286), etc.
Ce fait inattendu s'explique dès qu'on distingue de l'is-
lam primitif l'islam, notablement postérieur, des exégètes,
des théologiens et des jurisconsultes. Le premier seul,
celui du Prophète et de ses compagnons, représente l'islam
pur, encore exempt de toute altération, de toute conces-
sion grave à l'esprit, diamétralement opposé, des races di-
verses que les armes arabes vont bientôt assujettir. Mais
celles-ci, entrées à leur corps défendant dans le giron de
l'islam, prennent plus tard, dans une certaine mesure, leur
revanche morale, en introduisant au cœur même de la nou-
velle religion quelque chose de leur esprit et de leurs
tendances. Il se produit ainsi diverses réactions Contre le
(i) Au témoignage d'En-Nîçâboûri (m. en ioi5), telle était déjà, de son
temps, c'est-à-dire bien avant l'époque d'ibn Kochd, l'interprétation
adoptée par « la plupart des motékallemin » (Commentaire à Qoran III,
5, éd. du Caire terminée en i32i hég., en marge du Commentaire de
Thabarî, vol. III, p. I£r, 1. 8 à 1. io). — On retrouve la même phrase
dans d'autres commentaires plus récents, par exemple dans celui d'Er-
Ràzî (m. en 1209), éd. du Caire, 1807-1309 hég., vol. II, p. iX*, 5 e 1. du
bas.
(2) Ils disent, par exemple, que l'obscurité des versets ambigus du
Qoran a pour but d'enflammer le zèle des savants, de stimuler leurs
efforts pour arriver à en comprendre le vrai sens, et de mettre ainsi en
lumière leur supériorité (Commentaire d'El-Baïdhàwi, III, 5). — Voir
plus loin, p. 71, 1. 2 à 1. 6.
(3) M. en 923 de l'ère chrét.
(4) Commentaire à Qoran III, 5 (voir ci-dessus ja. 1), vol. III, p. i*^
— Cf. Er-Kâzî, éd. du Caire, 1807-1309 hég., commentaire à Qoran III,
5, vol. II, p. £!"•, 1. 6 du bas et 1. 5 du bas.
— 65 —
véritable esprit de l'islam primitif. De l'une de ces réac-
tions naît la théologie musulmane, de l'autre,, les princi-
pales écoles juridiques (1).
C'est dans l'ancienne province grecque de Syrie, à Da-
mas, qu'apparaissent d'abord, sous les khalifes omeyyades,
vers la fin du vn e siècle et le début du vm e , les deux sectes
musulmanes des Mordji'a et des Qadariyya, dans les doc-
trines desquelles se reconnaissent non seulement l'in-
fluence générale, mais les doctrines mêmes du dernier des
grands Pères dogmatiques de l'Eglise grecque, saint Jean
Damascène (2). Puis à Baçra, sur l'Euphrate (3), dans un
milieu dominé, lui aussi, par une influence aryenne, celle
de la Perse, ces doctrines mordji'ite et qadarite (4) trouvent
d'ardents adeptes. L'un d'eux, Wâcil ben 'Athâ, inaugure
la secte mo'tazilite, qui n'est qu'un développement des
deux précédentes ; et cette secte, sous l'influence des livres
grecs de philosophie, traduits pour la première fois en
arabe, fonde le kalâm, c'est-à-dire la théologie scolastique
musulmane. Représentants de l'esprit rationaliste et libé-
ral, les Mo'tazilites appliquent la critique rationnelle aux
principes fondamentaux de la religion musulmane. Ils
posent, comme les falâcifa, ce principe général, que la
(i) C'est à des réactions du même genre que répondent l'introduction
du mysticisme, le culte des saints, le chî'isme, enfin l'islamisation d'une
foule de coutumes païennes, générales ou locales, antérieures à l'islam,
fêtes, superstitions, etc. (cf. Doutté, Magie et religion dans l'Afrique du
Nord, passim).
(2) A savoir, non seulement la doctrine du libre arbitre humain, mais
aussi celle de la grâce divine s'exerçant dans le sens le plus favorable
au bonheur de tous les hommes et à leur salut (Voir Brockelmann, Ge-
schichte der arabischen Litteratur. Weimar, 1898-1902 , 2 vol., vol. I
p. 66\ Duncan Macdonald, ibid., pp. i3i et i3a). — Jean Damascène
(né en 676 de J.-C.) était en grande faveur auprès des khalifes omeyyades,
qui l'avaient élevé au gouvernement de Baçra.
(3) Dans la partie où, grossi du Tigre, il prend le nom de Chath el-
\Arab.
(4) Les Mordji'ites niaient que pour avoir commis un seul péché grave
l'homme devienne infidèle et soit damné. Les Qada rites défendaient le
libre arbitre de l'homme, au nom de la justice divine.
— 66 -
raison humaine et la révélation, émanées Tune et l'autre
de Dieu, ne sauraient être en désaccord, et ils en tirent
des conséquences hardies : Les prophètes n'ont rien révélé
que la raison humaine n'eût pu trouver d'elle-même. La
révélation doit toujours être intelligible. Tout ce qui, dans
les textes sacrés, apparaît comme inintelligible, comme
contradictoire, obscur, choquant pour la raison, doit être
rationnellement interprété (1). En face de cette théolo-
gie novatrice, solidement établie sur une argumentation
déjà savante, la doctrine orthodoxe du temps, celle des
Hachwiyya, faisait assez pauvre figure. Inhabiles à la dis-
cussion, scandalisés et désarmés par les attaques hardies
de leurs adversaires, ils ne savaient que s'attacher désespé-
rément à la lettre des textes sacrés, malgré les impossi-
bilités et les contradictions. Enfermés dans les dilemnes
victorieux de leurs antagonistes, ils en étaient réduits à se
retrancher derrière une fin de non-recevoir, accompagnée
le plus souvent de malédictions et d'injures. C'est alors
que, vers la fin du vm e siècle, le célèbre Aboû '1-Haçan el-
Ach'arî, renégat mo'tazilite, vint rétablir le combat, en re-
tournant contre ses anciens maîtres les armes de la dia-
lectique grecque qu'il avait appris d'eux à manier. Il tira
ainsi du kalâm mo'tazilite un nouveau kalâm qui allait de-
venir la théologie orthodoxe de l'islam. Sa doctrine est,
sur tous les points, un milieu entre le littéralisme étroit
des anciens orthodoxes et la hardiesse rationaliste des
(i) Voir Ech-Chahristânî, texte arabe, vol. I, pp. ri et suiv. (trad. ail.,
vol. I, pp. 44 et suiv.); H. Steiner, Die MuHaziliten..., passim; Duncan
Macdonald, ibid., pp. i36 et suiv.; Dozy, Ess. sur l'hist. de Visl., p. 2o5,
1. 2o à 1. 25; Dugat, ibid., pp. 52 et suiv. — Il serait aisé de montrer
que toutes les doctrines mo'tazilites, doctrines rationalistes et libérales,
qui, dans les livres, apparaissent sans rapport entre elles et sans lien
(négation des attributs divins, de l'éternité du Qoran, de la prédestina-
tion, etc.), découlent toutes, par une déduction logique, de ce principe :
l'accord fondamental de la révélation et de la raison. On voit combien
sont voisines les doctrines des Mo'tazilites et celles des falâcifa. Ce n'est
pas ici le lieu d'indiquer les points sur lesquels ils divergent.
— 67 —
Mo'tazilites. Ceux-ci triomphaient donc en partie dans
leur défaite, et avec eux l'esprit qu'ils représentaient, puis-
qu'ils contraignaient l'orthodoxie à faire à la raison une
certaine part dans l'interprétation du dogme. Telles furent
les origines de la théologie musulmane. Elle constitue,
on le voit, un compromis, imposé par une réaction gréco-
persane, entre la révélation littérale et la raison.
Il serait aisé de montrer que la formation des grandes
écoles juridiques, qui se constituaient pendant la même
période (1), résultait d'un mouvement de réaction analogue.
L'initiateur de ce mouvement, Aboû Hanîfa, petit-fils d'une
esclave persane, était de Koûfa, ville située, comme
Baçra, sur la rive droite del'Euphrate (2), et soumise à des
influences analogues. Trois, au moins, de ces quatre
grandes écoles représentent, à des degrés divers, sur le
terrain juridique, un compromis entre la foi aveugle au
texte et le libre usage de la raison (3).
(i) Le fondateur de la plus ancienne, Aboû Hanîfa (mort en 767), floris-
sait au milieu du vine siècle; celui de la plus récente, Ibn Hanbal, est
mort en 855. Or le mouvement de formation du kalâm commence avec le
fondateur du moHazilisme, Wâcil ben \Athâ, qui florissait vers le milieu
du vni e siècle (c'est en 728 qu'il se sépare de son maître orthodoxe Haçan
el-Baçrî), et s'achève avec El-Ach'arî, mort en o,35.
(2) Plus exactement sur un canal latéral, à quelque distance de la rive
droite du fleuve.
(3) Voir plus haut, p. !\o, n. 1. — Au surplus, cet élément étranger,
qui venait altérer dans son germe l'islam primitif, représentait un prin-
cipe fécondant qui lui était nécessaire pour devenir une religion viable,
Pour asseoir et organiser les immenses conquêtes accomplies par ses
premiers adeptes, il fallait à la nouvelle religion un code complet et une
théologie savante, capable de soutenir la lutte contre les religions rivales.
Pour tirer l'un et l'autre d'un nombre relativement restreint de textes
authentiques, versets qoraniques ou hadîts, l'intervention de la raison,
sous forme d'interprétation allégorique, de qiyas, de ta'lil, était absolu-
ment nécessaire. Or, l'esprit si profondément antirationaliste de l'islam
primitif semblait opposer à l'intrusion de cette auxiliaire précieuse une
infranchissable barrière. L'irrésistible mouvement de réaction des races
vaincues vint à point pour la renverser. L'islam put ainsi, au prix d'une
heureuse altération de son principe, sortir sauvé et vivifié de la situation
sans issue où il se trouvait engagé. La quatrième école orthodoxe, celle
des Hanbalites, qui refusa obstinément d'entrer dans cette voie, se cou-
— 68 —
Ainsi donc, à la différence de l'islam primitif, l'islam
postérieur, celui des théologiens, des jurisconsultes, des
exégètes (1), fait une part appréciable à l'esprit rationa-
liste. Nous ne devons donc plus nous étonner de voir des
docteurs de la Loi, des commentateurs du Qoran, donner
de cet important verset une explication qui accorde droit
de cité à l'interprétation allégorique.
Mais alors, qu'importe que l'explication de ce verset
adoptée par lbn Roehd présente, au point de vue gramma-
tical ou logique, une certaine faiblesse? Si quelqu'un est
en droit de la lui reprocher, ce ne sont pas, du moins, les
théologiens, qui ont, avant lui, proposé cette explication,
et qui s'en contentent. Elle garde donc toute sa force au
point de vue de la spéculation religieuse, auquel notre
auteur s'est placé. La théologie et la jurisprudence se
fondent sur ce verset pour admettre l'interprétation allé-
gorique des passages obscurs, en la réservant aux« hommes
d'une science profonde ». Ils entendent par là les docteurs
de la Loi. Mais qui donc, conclut lbn Rochd, peut prétendre
à la « science profonde », si ce n'est les hommes de démons-
tration, c'est-à-dire les philosophes?
La morale de ce débat est qu'on ne fait pas à la raison
sa part. La spéculation religieuse, pour les besoins de l'Is-
lam, lui a entr'ouvert la porte de la religion : elle s'y dé-
clare aussitôt souveraine maîtresse.
En résumé :
L'étude de la logique et de la philosophie est obligatoire
damna par là même à une déchéance rapide. Une cinquième école, moins
connue, celle de Dàoud edh-Dhàhirî, c'est-à-dire l'Extérioriste, qui pous-
sait aux dernières limites la tendance littéraliste d'Ibn Hanbal, ne devait
avoir qu'une existence éphémère.
(i) Presque tous les grands commentateurs du Qoran sont d'une époque
relativement récente : ils ont subi l'influence de ce double mouvement
de réaction théologique et juridique. Thabarî est mort en 923 de notre
ère, Ez-Zamakhcharî en n4^, Fakhr ed-dîn er-Râzî en 1209, El-Baïdhàwî
en 1286. Sur les quatre, lbn Rochd n'a guère pu connaître que les deux
premiers.
— 69 —
de par la Loi religieuse, et par suite aussi celle des livres
anciens dans lesquels ces deux sciences se trouvent supé-
rieurement traitées.
C'est qu'en effet la religion, fondée sur la révélation
prophétique, et la philosophie, fondée sur la démonstra-
tion, sur l'évidence rationnelle, sont, au fond, toujours
d'accord.
Toute contradiction apparente entre un texte révélé et
une conclusion démonstrative est un indice certain que le
texte ne doit pas être pris, comme on l'avait fait d'abord,
dans son sens extérieur ou apparent, qu'il a, en outre, un
sens intérieur ou caché, qui est le sens véritable, et qui se
trouve d'accord avec la conclusion démonstrative. Ce sens,
auquel la philosophie arrive par la démonstration, peut
toujours être découvert dans le texte même par l'interpré-
tation allégorique, conforme aux usages de la langue
arabe.
Enfin, cette interprétation, qui donne le véritable sens
du texte, est naturellement obligatoire pour toute intelli-
gence apte à la trouver ou à la comprendre (1).
Telle est la première partie du traité, autant du moins
qu'on puisse distinguer des parties dans un écrit qui, se-
lon Fusage de la plupart des livres arabes, ne comporte
d'un bout à l'autre aucune division marquée.
Mais pourquoi (2) y a-t-il si souvent, dans les textes sa-
crés, un sens extérieur, qui se présente d'abord à l'esprit
des hommes et les incline à Terreur, momentanément s'ils
sont capables d'interprétation, définitivement s'ils en sont
incapables? Pourquoi Dieu, souverainement savant, sou-
verainement sage, n'a-t-il pas toujours dit les choses telles
qu'elles sont (3)? C'est précisément parce que l'immense
(i) Page 3 7 , 1. 22.
(2) Nous sautons ici une longue digression (pp. 28 à 35), dans laquelle
l'auteur prévoit et réfute diverses objections. Nous y reviendrons plus
loin, p. 97, 1, 8.
(3) C'est la question que se posait déjà Hayy ben Yaqdhan dans le
— 70 —
majorité des gens est tout à fait incapable de comprendre
le sens intérieur. Seuls, les hommes de démonstration sont
en état de concevoir telles qu'elles sont les choses supra-
sensibles, et par suite, de comprendre les démonstrations
qui s'y rapportent. Tous les autres, incapables de se les
représenter sinon en les imaginant, à la façon des choses
sensibles, sont inaptes à comprendre les démonstrations
proprement dites, et ne peuvent donner leur assentiment
qu'à des arguments persuasifs (1). Voilà pourquoi « Dieu
a fait à ceux de ses serviteurs qui n'ont aucun accès à la
démonstration... la grâce de leur donner de ces choses
trop abstruses des figures (2) et des symboles (3); et il les
a invités à donner leur assentiment à ces figures, car ces
figures peuvent obtenir l'assentimentau moyen des preuves
accessibles à tous, je veux dire les [preuves] dialectiques
et les [preuves] oratoires. C'est la raison pour laquelle la Loi
divine se divise en exotérique et ésotérique (4). L'exoté-
rique, ce sont ces figures, employées comme symboles de
ces intelligibles; et l'ésotérique, ce sont ces intelligibles
qui ne se révèlent qu'aux hommes de démonstration (5) ».
Dieu a pris soin, d'ailleurs, d'introduire à dessein, dans la
Loi divine, ces expressions qui, prises au sens extérieur,
se contredisent (6). Au regard du vulgaire, qui ne sait point
roman d'Ibn Thofaïl : Une chose « demeurait pour lui objet d'étonne-
ment, car il n'en concevait aucune sage raison : Pourquoi cet Envoyé se
servait-il le plus souvent de paraboles, eu s'adressant aux hommes, dans
la description du monde divin? pourquoi s'était-il abstenu de mettre à
nu la vérité? ce qui fait tomber les hommes dans l'erreur grave de don-
ner un corps [à Dieu] et leur fait attribuer à l'essence du Véritable des
choses qui lui sont étrangères et dont il est exempt ? » {Hayy ben Yaq-
dhân, p. no, 1. i4 de notre traduction).
(i) Page 38, 1. 4 à 1. 8.
(2) <J^-^ amtsâl.
(3) *L^*ô\ achbâh.
(4) Nous traduisons, selon les cas, ytslk dhâhir par extérieur, appa-
rent, exotérique, et ^^^ bâthin par intérieur, caché, ésotérique.
(5) Page 36, 1. 32, à p.* 3 7 , 1. 5.
(6) Page 27, 1. 16.
— 71 —
les remarquer, ces contradictions n'offrent aucun inconvé-
nient; tandis qu'elles sont éminemment utiles pour « les
hommes d'une science profonde » : « elles les avertissent
d'avoir à les concilier par l'interprétation (1) », en retrou-
vant sous les symboles divergents, incohérents, les idées,
qui s'accordent et s'éclairent l'une l'autre. Mais il y a plus :
outre ces invitations indirectes à l'interprétation, Dieu a
introduit encore dans le texte sacré, à l'intention de ceux
qui savent les comprendre, des confirmations directes de
ces interprétations. « Nous affirmons, nous dit l'auteur,
que rien de ce qui est énoncé dans la Loi divine n'est en
désaccord, par son sens extérieur, avec les résultats de la
démonstration, sans qu'on trouve, en examinant attentive-
ment la Loi et passant en revue toutes ses autres parties,
des expressions qui, par leur sens extérieur, témoignent
en faveur de cette interprétation, ou sont [bien] près de
témoigner en sa faveur (2). »
Le raisonnement n'a porté jusqu'ici que sur deux grandes
classes d'esprits, les hommes de démonstration et les
hommes du vulgaire (3), correspondant à deux grandes
classes d'arguments : démonstratifs et persuasifs. Mais les
arguments persuasifs, nous le savons, se subdivisent en
deux catégories d'inégale valeur : les arguments dialec-
tiques et les arguments oratoires. La classification des es-
prits suivant le genre d'arguments qui est susceptible
d'obtenir leur assentiment, comprend, en conséquence,
(i) Page 27, 1. 17.
(2) Page 26, 1. 36, à p. 27, 1. 3. — Cette dernière restriction ne semble-
t-elle pas indiquer qu'Ibn Rochd ne se sent pas absolument sûr de son
fait? qu'il craint d'être mis au pied du mur? On dirait que pour certains
cas embarrassants, qu'il avait sans doute rencontrés, et dans lesquels il
ne trouvait point une confirmation suffisante des interprétations par lui
proposées, il tient à se ménager une échappatoire. — Cf. Tahâfot et-
tahâfot, p. ) l», 3 e 1. du bas; p. H I, 1. 2; p. m, 1. 28.
(3) Les hommes de démonstration sont très souvent appelés les { j>\^L.
khcuvâçç, c'est-à-dire l'élite, par opposition aux hommes du vulgaire, les
rV
— 72 —
trois catégories : 1° les hommes de démonstration; 2° les
hommes de dialectique; 3° les hommes d'exhortation, sen-
sibles seulement aux arguments oratoires (1). Cette divi-
sion tripartite va reprendre maintenant son importance.
Il est, dans la religion, certaines grandes vérités, claires
et fondamentales, que tous les hommes doivent également
reconnaître. Ce sont celles qui ont trait « aux choses à la
connaissance desquelles conduisent également les [trois]
méthodes diverses d'argumentation, et dont la connais-
sance est, de cette manière, accessible à tous : par exemple,
la reconnaissance de l'existence de Dieu (2)..., de la mis-
sion des prophètes, de la béatitude ou des tourments de la
vie future (3). Puisqu'elles sont accessibles à tous, elles
n'ont besoin d'être enveloppées d'aucun symbole, elles
sont connues par tous en elles-mêmes, elles n'ont pas de
sens intérieur, tous doivent les prendre au sens extérieur,
et elles ne comportent, en conséquence, aucune interpré-
tation (4). Nul ne peut chercher à les interpréter sans tom-
ber dans Y infidélité (5) ou dans Y hérésie (6), dans l'infidé-
lité s'il s'agit des principes fondamentaux de la religion,
dans l'hérésie s'il s'agit de « ce qui est subordonné aux
principes » (7).
(i) Page 25, 1. ii. — Cf. p. 5i, 1. i.
(2) Cf. p. 25, 1. 5 : « Puisque.... c'est notre divine Loi religieuse... qui
rend attentif et convie à ce bonheur, à savoir la connaissance de Dieu,
Grand et Puissant, et de ses créatures, il faut (je crois devoir modifier ici
ma première traduction) qu'elle y convie [également] tout Musulman par la
méthode de persuasion qu'exige sa tournure d'esprit et son caractère ».
(3) Page 36, 1. 11.
(4) Page 3 7 , 1. 7.
(5) ytf kofr.
(6) £sJo bid^a, innovation, hérésie.
(7) Page 37, 1. 20. — Cf. p. 37, 1. i3 : Celui-là, par exemple, « est un
iniidèle », qui interprète le dogme de la rémunération future et « croit
qu'il n'y a pas de béatitude dans une vie future ni de tourments », que
ce dogme est un symbole, « qu'il n'a d'autre but que de préserver les
hommes les uns des autres dans leurs corps et dans leurs biens, qu'il
n'est qu'un artifice et qu'il n'y a d'autre fin pour l'homme que sa seule
existence sensible ».
— 73 —
Certains textes, au contraire, présentent sous une figure
symbolique les choses dont ils parlent : ils ont, en d'autres
termes, un sens extérieur et un sens intérieur. En ce cas,
« l'interprétation du sens extérieur est obligatoire pour les
hommes de démonstration : ils ne peuvent le prendre à la
lettre sans être des infidèles. Tandis qu'au contraire, pour
ceux qui ne sont pas hommes de démonstration, le fait de
l'interpréter, de le détourner de son sens apparent, est,
de leur part, [selon le cas] (1), infidélité ou hérésie » (2).
Cependant, il se présente des cas où, entre le sens pure-
ment extérieur et le sens vraiment intérieur, entre le pur
symbole et la vérité pure, il y a place pour un symbolisme
déjà plus raffiné, enveloppant la vérité d'un voile moins
épais, et donnant lieu, par conséquent, à une interpréta-
tion du premier degré, propre à fournir une certaine ap-
proximation de la vérité, à défaut de la vérité absolue. Les
arguments qui correspondent à des interprétations de ce
genre ne sont encore que persuasifs, mais ils sont plus per-
suasifs que les arguments oratoires, qui correspondent au
sens extérieur (3) : ce sont les arguments dialectiques. Il
peut être alors un devoir pour les hommes du vulgaire
dont les aptitudes spéculatives s'élèvent jusqu'à la faculté
dialectique, de connaître ces sortes d'interprétations (4)
et d'y donner leur assentiment. Au contraire, aucune des
deux autres classes d'hommes ne peut y adhérer sans tom-
ber, selon les cas, dans l'infidélité ou dans l'hérésie : les
hommes d'exhortation doivent en rester au sens extérieur,
les hommes de démonstration doivent s'élever jusqu'à l'in-
terprétation du second degré, jusqu'à la vérité adéquate.
— On pourrait résumer tout ce développement en disant
(i) Voir plus haut, p. 72, 1. 4 du bas à dern. 1.
(2) Page 37, 1. 23.
(3) Page 43, av. -dern. 1., à p. 44» !■ 4- Dans ce genre rentrent, dit l'au-
teur, certaines interprétations des Ach'arites, et surtout des Mo'tazilites :
ces derniers ont, en général, plus de solidité dans leurs argumentations
(p. 44» 1- l)> M revient souvent sur ce point dans le second traité.
(4) Page 44» 1. 5; P. 44,1. 22.
— 74 —
qu'en ce qui concerne l'interprétation, chacune des trois
classes d'esprits, sous peine d'infidélité ou d'hérésie, est
tenue à tout ce dont elle est capable et doit s'en tenir à ce
dont elle est capable.
Pour illustrer cet exposé, l'auteur a donné, chemin fai-
sant, par voie d'allusion, trois exemples. Il cite, comme
textes que seuls les hommes de démonstration peuvent et
doivent interpréter, « le verset [(qoranique) où il est dit
que Dieu] se dirigea [vers le ciel] (1) et le hadîts [selon
lequel Dieu] descend [vers le ciel de ce bas monde] (2) ».
Il ajoute enfin le hadîts suivant lequel le Prophète a dit de
l'esclave noire qui lui répondait que Dieu est dans le ciel :
« Qu'on lui donne la liberté, car elle est croyante ». C'est
qu'elle n'était pas, conclut l'auteur, du nombre des gens
de démonstration » (3). Les deux premiers exemples, ainsi
complétés entre crochets, sont suffisamment clairs. Voici
l'explication du troisième; il offre un intérêt particulier
parce que, à la différence des deux précédents, il consti-
tue, comme on va voir, un exemple complet. On raconte
que le Prophète demanda un jour à une esclave noire con-
vertie à l'islam : « Où est Dieu? » — « Dans le ciel », ré-
pondit naturellement la simple croyante. Le Prophète se
contenta de la réponse et la fit affranchir. C'est qu'elle ap-
partenait à la catégorie des gens d'exhortation, qui doivent
s'en tenir au sens extérieur des paroles révélées. Un homme
de dialectique apercevrait le caractère symbolique de cette
figure par laquelle on dit « Dieu est au ciel » pour faire
entendre qu'il est bien au-dessus des infirmités et des fai-
blesses inhérentes à tous les habitants de ce monde. Il
comprendrait que loger réellement Dieu dans le ciel
comme dans une demeure, c'est faire de lui un être limité,
et s'élevant à une première interprétation de ce symbole,
(i) Page 3 7 , 3 e 1. du bas (Qoran, II, 27; XLI, 10; cf. VII, 52).
(2) Voir M. J. Mûller, Philosophie und Théologie von Averroes, aus
dem arabiscfren ûbersetzt. Munchen, 1876, p. 8, n. 1.
(3) Page 3 7 , 1. 28, à p. 38, 1. 4.
_ 75 -
il devrait répondre : « Dieu est partout ». Enfin, un homme
de démonstration pénétrerait ce symbole du second degré
aussi bien que celui du premier. Chassant de son esprit
les derniers vestiges de représentation sensible, il com-
prendrait que répandre Dieu partout au lieu de le localiser
au ciel, c'est toujours faire de lui un être corporel. S'éle-
vant donc à une seconde et dernière interprétation, il de-
vrait répondre : « Dieu n'est nulle part, bien que son action
s'étende sur tous les êtres répandus dans l'espace. Il est
en soi. Le monde et l'espace sont en lui plutôt qu'il n'est
dans le monde et dans l'espace. » On pourrait ajouter enfin :
Mais il se dégage de ces trois formules échelonnées une
commune vérité que nul ne peut interpréter sous peine
d'infidélité, que tous doivent prendre au sens extérieur :
Dieu est (1). — Telle est évidemment, sous sa forme com-
plète, la pensée qu'avait Ibn Rochd en indiquant briève-
ment cet exemple (2). Nous comprendrons mieux tout à
(i) Cf. p. 39, I. 14 à 1. 22 : l'interprétation ne porte jamais que sur la
manière d'être de la chose interprétée; elle ne doit aller en aucun cas
jusqu'à la négation de l'existence.
(2) Notons, cependant, que dans un chapitre des Manâhidj intitulé
^M-yjd (j, fil-djiha, De la direction [dans l'espace), Ibn Rochd prend,
semble-t-il, le contre-pied de ce passage du Facl et de la doctrine qu'il
implique. Après avoir cité divers textes sacrés (par ex. : Qoran, XXXII,
4; LXX, 4; LXVII, 16) où il est dit que Dieu est au ciel, qu'il dirige
du ciel les affaires du monde, que les anges remontent vers lui, etc.), il
ajoute : « Si on soumet ces textes à l'interprétation, la Loi divine tout
entière sera objet d'interprétation, et si on dit qu'ils font partie des pas-
sages obscurs, la Loi divine tout entière sera obscure... Tous les savants
sont d'accord que Dieu est au ciel, comme sont d'accord sur ce point
toutes les religions » {Manâhidj , p. 10, 1. 10 à 1. 16 du texte arabe; p. 62,
1. 3 du bas, à p. 63, 1. 6 de la trad. allem.). — Mais la contradiction,
peut-être, n'est qu'apparente. Lisons la suite du passage des Manâhidj
et nous en entreverrons la solution. Ibn Rochd y établit que cette propo-
sition « Dieu est réellement au ciel » n'implique nullement, comme
on pourrait croire, la corporalité de Dieu, mais bien au contraire son
incorporalité. Car au delà de la sphère suprême la science démontre
qu'il ne peut y avoir aucun corps. De plus, cette surface extérieure du
monde, Ibn Rochd établit ici longuement qu'elle ne saurait constituer un
lieu, puisque, du côté extérieur, elle n'enveloppe pas de corps. Donc, si
Dieu réside en dehors de cette surface, il est par là même incorporel et
— 76 —
l'heure pourquoi il s'est contenté de l'indiquer, par une
allusion discrète, à l'intention de ceux-là seuls qui savent
entendre à demi-mot; pourquoi ses principes mômes lui
interdisaient, par exemple, d'écrire en toutes lettres, de
mettre, par conséquent sous les yeux du vulgaire, même
il n'est pas dans un lieu, mais seulement dans une direction, la direction
du haut. — A travers ces formules et ces argumentations péripatéti-
ciennes, il est aisé de reconnaître la doctrine aristotélicienne du contact
entre Dieu et le monde : Dieu, bien qu'il meuve le monde par attrait, ne
peut cependant le mouvoir que par contact; il touche donc le monde sans
en être touché, et c'est par la surface extérieure de la sphère suprême
qu'il le touche et le meut (Voir E. Zeller, Die Philosophie der Griechen,
3. Aufl., 2. Th., 2. Abth., p. 3 7 5, dern. 1., à p. 378, 1. 16. Cf. ibid.,p. 356,
1. 2, à p. 357, 1. 7; p. 195, n. 6. — Cf. F. Ravaisson, La Métaphysique
d'Aristote, t. I, p. 569 au bas). — Dès lors, la contradiction disparaît.
Dieu, pour notre aristotélicien musulman, est réellement au ciel, c'est-
à-dire dans la direction du haut, en contact, d'ailleurs non réciproque,
avec la surface extérieure de la sphère suprême, qu'il meut directement,
tandis qu'il meut indirectement le reste de l'univers, par l'intermédiaire
des sphères successives. Nul ne doit donc interpréter les textes sacrés
qui disent : Dieu est au ciel, si l'on entend par ce mot la simple direc-
tion. Mais l'esclave noire et ses pareils, par le mot ciel, veulent évidem-
ment désigner un lieu, ce qui implique que Dieu est corporel. Ainsi enten-
due, cette expression, Dieu est au ciel, comporte les deux interprétations
échelonnées dont nous avons parlé : i° « Dieu n'est pas en un lieu; il est
en tout lieu ». 2 « Dieu n'est en aucun lieu ». Mais il est dans une direc-
tion, le ciel, le haut (par opposition au bas qui est le centre du Monde,
de la Terre), c'est-à-dire qu'il agit directement, par contact, à la péri-
phérie de la sphère suprême. — Cette idée de contact non-réciproque
manque évidemment de clarté chez lbn Rochd comme chez son maître
grec. De plus, comment peut-il soutenir qu'il n'interprète pas les textes
qoraniques en question, qu'il n'y cherche pas sous le sens apparent un
sens plus profond, quand il y explique le mot ciel par la simple direc-
tion, au sens quintessencié de la physique aristotélicienne ? Ce point est,
sans conteste, un point faible dans l'exposé de sa doctrine. — Voir en
outre sur cette question : Aristotelis opéra... cum Averrois... commenta-
riis : Phys., liv. VIII, tex. et comm. 84 (vol. IV, fol. 432 D à H) ; De
Coelo, liv. I, tex. comm. 22 (vol. V, fol. 16 EHI; fol. 17 H à K) ; tex.
comm. 96 (fol. 64 E à M); tex. comm. 99 et 100 (fol. 66 K à M., fol. 67
A D I à M) ; liv. II, tex. comm. 2 (fol. D F à H); De gêner, et corrupt.,
liv. I, tex. comm. 45 (vol. V, fol. 36i F K) ; Metaph., liv. IX, tex. comm.
22 (vol. VIII, fol. 247 M, fol. 248 G); liv. XII, tex. comm. 3g (fol. 32i I L,
fol. 322 C).
— 77 —
en l'expliquant, une formule telle que celle-ci : « Dieu
n'est nulle part ».
Nous avons vu qu'il est interdit aux hommes des deux
catégories inférieures, sous peine d'infidélité ou d'hérésie,
d'aborder les interprétations qu'ils ne peuvent comprendre.
Cette interdiction en a une seconde pour corollaire : 11 est
interdit aux hommes des deux premières catégories de
divulguer les interprétations qui leur sont réservées, à
ceux d'une classe inférieure ; car ce serait « les inviter à
l'infidélité. Or celui qui invite à l'infidélité est infidèle » (1).
Ceux de la première catégorie ne doivent divulguer à ceux
de la seconde que les interprétations dialectiques (2), et
ceux des deux premières ne doivent révéler à ceux de la
troisième aucune espèce d'interprétation. Aux hommes du
vulgaire qui les interrogent sur des points délicats, ils
doivent répondre « que ce sont là des choses obscures, et
que... (selon la parole du Qoran) nul n'en connaît l'inter-
prétation, si ce n'est Dieu » (3). « C'est pourquoi les inter-
prétations ne doivent être exposées que dans les livres du
genre démonstratif, parce qu'alors il n'y a que les hommes
de démonstration qui puissent en prendre connaissance ;
tandis que si on les expose dans d'autres livres... et au
(i) Page3 9 , 1. 2 9 ; p. 46, 1. 3.
(2) Cf. p. 44, 1. 27 à 1. 32.
(3) Page 38, 1. 12. — L'addition : « et les hommes de démonstration»,
bien que figurant dans tous les textes, pourrait n'être ici qu'une glose
interpolée. Cf. p. 45, 1. 12. Cependant voir plus loin, p. 118, 1. 4 à 1. 10.
— Dans le roman philosophique d'ibn Thofaïl, Hayy ben Yaqdhân va
plus loin : lorsqu'il a reconnu l'impossibilité de faire comprendre les
véritables interprétations au bon roi Salâmân et à ses honnêtes compa-
gnons, il se croit obligé, pour réparer le mal qu'il a fait en ébranlant
leur foi simple et terre à terre, de pousser le mensonge pieux jusqu'à
leur déclarer, après leur avoir demandé pardon de ses discours, « qu'il
pense désormais comme eux, que leur règle de conduite est la sienne » .
Il leur recommande d'observer rigoureusement leurs lois traditionnelles,
de se mêler le moins possible des choses qui ne les regardent pas, de
croire sans résistance aux vérités obscures... et de fuir les nouveautés ».
{Hayy ben Yaqdhân } roman philosophique d'ibn Thofaïl, p. n5, 1. 26,
à p. 11G, 1. 6.)
- 78 —
moyen des méthodes poétique, oratoire, ou dialectique,
comme le fait Aboû Hâmid [El-Ghazâlî], c'est une faute
contre la Loi divine, et aussi contre la philosophie » (1) :
car c'est rabaisser d'abord la philosophie (2), et de plus,
en faisant d'elle un usage illicite, lui attirer les justes
anathèmes des représentants de la religion (3). Par une
tactique hardie, Ibn Rochd retourne ainsi contre son
auteur l'accusation d'hérésie et d'infidélité dirigée contre
les falâcifa par El-Ghazâlî (Voir plus loin p. 98, 1. 16 à 1. 29).
Notre doux philosophe ne recule pas devant un appel au
bras séculier, pour interdire au vulgaire la lecture de
pareils livres, plus dangereux pour la masse que les livres
du genre démonstratif, qui eux, du moins, ne lui sont
guère accessibles et ne sont guère lus que par des hommes
d'esprit supérieur (4). Nous comprenons, maintenant, pour-
quoi il était impossible au théoricien d'une pareille doctrine
d'indiquer ici, autrement que par voie d'allusion, les deux
interprétations successives que nous avons exposées tout
à l'heure du hadîts de la négresse. Car l'auteur ne consi-
dère pas son traité comme un écrit du genre démonstratif.
Il lui vient même un scrupule. Peut-être l'accusera-t-on
d'avoir un peu trop soulevé le coin du voile qui doit rester
baissé devant les regards du vulgaire. Il éprouve le besoin
de se disculper : « Voilà, dit-il, ce que nous avons jugé
bon d'établir au sujet de ce genre de spéculation, je veux
dire la question de l'accord de la Loi religieuse et de la
philosophie, et les règles de l'interprétation en ce qui con-
cerne la Loi religieuse. N'était la publicité de ce [sujet] et
des questions que nous avons touchées, nous ne nous
serions certes pas mis dans le cas d'en écrire un seul mot
et d'avoir à nous en excuser auprès des hommes d'inter-
(i) Page3 9 , 1. 3o.
(2) Page 40, 1. 27, à p. 4r, 1. 2.
(3) Page 40, 1. 7.
(4) Page 4o, 1. 17 à 1. 27.
— 79 —
prétation ; car la place de ces questions est dans les livres
du genre démonstratif » (1).
Ibn Rochd ne se lasse pas d'insister sur cette idée direc-
trice de sa thèse : sur le danger que présente la divulga-
tion des interprétations à des gens qui ne peuvent les
comprendre, même si ces interprétations sont vraies; à
plus forte raison quand elles sont fausses. Il se plaît à
l'illustrer en dernier lieu par une sorte de parabole. C'est
un genre dans lequel ont toujours excellé les auteurs
musulmans, en particulier les falâcifa. Celle-ci mérite
d'être citée en entier. Elle résume admirablement la pen-
sée de notre philosophe. Il lui attribue d'ailleurs, nous
allons le voir, une tout autre portée que celle d'une simple
comparaison métaphorique.
« Nous avons vu, dit-il, des gens qui croyaient philoso-
pher et percevoir par leur étonnante sagesse des choses
contradictoires de tous points à la Loi divine (je veux dire
qui n'admettent pas d'interprétation), et [qui croyaient] que
c'est un devoir d'exposer ces choses au vulgaire (2). En ex-
posant au vulgaire ces fausses doctrines, ils ont causé la
perte du vulgaire et la leur, dans ce monde et dans l'autre.
« Le rôle de ces [gens-là], par rapport au rôle du
Législateur, est semblable à [celui d'Jun [homme] pre-
nant à partie un médecin habile (3) qui a pris pour
(i) Page 4i> 1. 4- — Ibn Thofaïl, à la fin du Hayy ben Yaqdhân, se
croit obligé, lui aussi, de s'excuser « d'avoir fait briller aux yeux du
vulgaire quelques lueurs du secret des secrets ». Il explique les raisons
qui l'y ont déterminé; et il ajoute que ces secrets, il a eu soin de les
laisser enveloppés d'un dernier et léger voile, transparent seulement
pour ceux qui ont la vue perçante, mais qui demeurera pour les autres
opaque et impénétrable » {Hayy ben Yaqdhân, p. 117, 1. 7 à 1. 29).
(2) L'auteur vise, cette l'ois encore, les Ach'arites et les Mo'tazilites,
surtout les derniers (Cf. p. 47» 1. 2 8, à p. 48, 1. 8). Il reproche plus loin aux
Ach'arites de professer qu'il n'y a qu'une méthode pour appeler indis-
tinctement tous les hommes à la connaissance de Dieu et des vérités
religieuses (p. 48, 1. 28).
(3) Cf. un passage presque identique des Manâhidj , p. *i«\, 1. 9 (trad.
allem., p. 66, 1. 4)«
— 80 —
rôle (1) de conserver la santé de tous les hommes et de
les délivrer des maladies en leur donnant des préceptes,
susceptibles d'un assentiment général, sur l'obligation
d'user des choses propres à leur conserver la santé et à les
délivrer de leurs maladies, et [sur l'obligation] d'éviter les
choses contraires. [S'il agit ainsi], c'est qu'il ne lui est pas
possible de les rendre tous médecins : car connaître par
les méthodes démonstratives les choses qui conservent la
santé et celles qui délivrent des maladies, c'est [ce qui
s'appelle] être médecin. Alors l'[homme dont nous parlons]
se présente aux gens et leur dit : « Les méthodes qu'a
« instituées pour vous ce médecin ne sont pas vraies » ; et
il s'attache à les ruiner, jusqu'à ce qu'elles soient ruinées
dans leur esprit ; ou bien il dit qu'elles admettent des
interprétations. Mais ils ne les comprennent pas, et ils ne
leur donnent point leur assentiment dans la pratique.
Crois-tu que les gens qui se trouvent dans ce cas feront
aucune des choses qui sont utiles pour [conserver] la santé
et délivrer des maladies ? Ou que celui qui leur a découvert
la fausseté des croyances qu'ils avaient touchant ces
[choses] pourra les employer en les [soignant], je veux
dire les [choses qui servent à] la conservation de la santé?
Non, il ne pourra les employer en les [soignant], et ils ne
les emploieront pas, et leur perte sera générale. [Voilà] ce
[qui arrivera] s'il leur découvre des interprétations vraies
relatives à ces choses, parce qu'ils ne comprennent pas
l'interprétation; et ce sera pis s'il leur découvre des inter-
prétations fausses : ils en viendront à ne pas croire qu'il
y ait une santé qu'il faille conserver, ni aucune maladie
dont il faille se délivrer, bien loin de croire qu'il y ait des
choses qui conservent la santé et délivrent de la maladie.
« Tel est le cas de celui qui découvre les interprétations
au vulgaire et à ceux qui n'y sont pas aptes, en ce qui con-
(i) L'auteur paraît jouer sur le mot J^àis qaçada, tendre vers, qu'il
prend la première fois (avec <J,\ ilâ) dans le sens d'attaquer, et la seconde
dans celui de se proposer.
- 81 -
cerne la Loi divine : il la corrompt et en détourne; et celui
qui détourne de la Loi divine est infidèle.
« Cette assimilation, ajoute Ibn Rochd, est réellement
évidente (1), et non poétique comme on pourrait le dire;
car la correspondance est exacte : le rapport du médecin
à la santé des corps est [le même que] le rapport du Légis-
lateur à la santé des âmes. Je veux dire que le médecin
est celui qui cherche à conserver la santé des corps quand
elle existe et à ta rétablir quand elle fait défaut; le Légis-
lateur est celui qui poursuit le même but relativement à la
santé des âmes, et cette santé est ce qu'on nomme [la]
crainte de Dieu (2) ; ...c'est sur elle que repose la béati-
tude de la vie future, comme sur son contraire les tour-
ments de la vie future (3). »
Telle est la cause des maux dont souffre la religion.
Elle gît dans Terreur où tombent certains spéculatifs,
comme les Mo'tazilites et les Ach'arites, qui, méconnais-
sant la distinction des trois méthodes et des trois catégo-
ries d'esprits, croient qu'il faut appeler tous les hommes
indistinctement par une seule et unique méthode, à la
connaissance de Dieu et des vérités religieuses, et en con-
(i) ^LfjsLi yaqiniyy, évidente, certaine, c'est-à-dire démonstrative,
apodictique. Ibn Rochd veut dire que l'analogie entre le rôle du médecin
et celui du Législateur étant parfaite, on peut raisonner de l'un à l'autre
démonstrativement, avec une évidence, une certitude apodictique.
(2) (3>a^ taqwâ, crainte de Dieu, piété, vertu.
(3) Page 45> 1. 2 ^> à P« 47» !• l 9' — De m ême, dans le roman philoso-
phique d'Ibn Thofaïl, Hayy ben Yaqdhân et son ami Açâl finissent par
reconnaître « que pour cette catégorie d'hommes, moutonnière et impuis-
sante (le vulgaire honnête), il n'y a pas d'autre voie de salut (que de
prendre à la lettre tous les textes) ; que si on les en détournait pour les
entraîner sur les hauteurs de la spéculation, ils subiraient dans leur état
un trouble profond, sans pouvoir atteindre au degré des bienheureux, ils
flotteraient désorientés et feraient une mauvaise fin; tandis que s'ils
demeurent jusqu'à leur mort dans l'état où ils se trouvent, ils obtien-
dront le salut », sans atteindre cependant, dans la vie future, à un degré
de béatitude aussi élevé que ceux qui parviennent, dès cette vie, au der-
nier terme de la connaissance, à l'unification aussi complète que possible
avec l'intellect divin {Hayy hen Yaqdhân, p. 116, 1. 9).
6*
— 82 —
séquence, révèlent à tous les interprétations qui leur
paraissent être les vraies. Or, ils ne sont point d'accord
entre eux; ils forment des sectes qui se taxent réciproque-
ment d'infidélité et d'hérésie. Gela s'explique facilement :
car leurs méthodes, hybrides, ne sont ni démonstratives
ni simplement persuasives ; elles ne conviennent, par
conséquent, ni à l'élite ni au vulgaire, et ne peuvent,
comme il faudrait, montrer à chacun la vérité telle qu'il
doit se la représenter; sans compter que plusieurs pré-
tendus principes des Ach'arites sont purement sophis-
tiques, par exemple la négation des formes substan-
tielles, des causes secondes, de la permanence des acci-
dents..., etc. (1). Les hérésies ont toutes leur source dans
ces interprétations fausses et divergentes (2). Disons, sous
une forme plus générale : elles ont leur source dans la
divulgation à la masse des interprétations, même vraies.
L'unique remède à ces maux dont souffre la religion,
l'unique moyen de détruire les hérésies, c'est d'en suppri-
mer la cause : c'est de renoncer à ces méthodes hybrides,
c'est de cacher avec soin les interprétations au vulgaire,
c'est d'employer, pour lui faire connaître les vérités reli-
gieuses, les seules « méthodes communes, par lesquelles
le Législateur s'est [lui-même] proposé d'enseigner le
vulgaire, et par lesquelles seules on peut l'enseigner... Ce
sont uniquement les méthodes qui ont place dans le Livre
précieux » (3). Car on trouve, sans doute, dans le Qoran,
dit Ibn Rochd, les trois méthodes (4). Mais « puisque la
Loi divine a pour premier but de s'occuper du plus grand
nombre, sans négliger [cependant] de donner l'éveil aux
(i) Voir Maïmonide, Le Guide des Egarés, t. I, p. 376, les propositions
VI, VII, VIII et les développements qu'elles reçoivent dans les pages
suivantes. — Cf. Munk, Mél. de philos, juive et arabe, p. 322, 1. 18 et
19; p. 323, 1. 6 et 7, 1. 10 à 1. 17, 1. 19 à 1. 23. — De Boer, Gesch. d t
Philos, im Islam, pp. oy à 60.
(2) Page 47, 1. 28, à p. 48, 1. 3o.
(3) Page 48 av.-dern. 1., à p. 49, 1. 3.
(4) Page 4 9 , 1. 4.
— 83 —
esprits d'élite, les méthodes qui apparaissent le plus fré-
quemment dans la Loi religieuse sont les méthodes de
conception (1) et & assentiment communes au plus grand
nombre » (2). Ces méthodes communes (3), Ibn Rochd
montre qu'elles sont de quatre espèces :
1° Les prémisses, tout en étant des propositions commu-
nément admises, peuvent devenir évidentes par une dé-
monstration, et les conclusions sont prises en elles-mêmes,
sans symboles. — Alors, pas d'interprétation;
2° Même cas pour les prémisses, mais les conclusions
sont des symboles des choses qui sont Fobjet de ces con-
clusions. — Les conclusions seules admettent l'interpré-
tation ;
3° L'inverse du cas précédent : Prémisses communé-
ment admises et qui ne peuvent devenir évidentes , conclu-
sions sans symboles. — Les prémisses seules peuvent
être interprétées;
4° L'inverse du premier cas : Prémisses communément
admises et qui ne peuvent devenir évidentes ; conclusions
symboliques. — Prémisses et conclusions admettent l'in-
terprétation (4).
Bien entendu, dans ces quatre classes de méthodes ou
arguments religieux, ce qui est susceptible d'interpréta-
(i) Les méthodes de conception sont au nombre de deux : on peut se
représenter « ou la chose elle-même ou son symbole » (p. [\i, 1. 6).
(2) Page 42, 1. 20. — Il faut entendre, évidemment, que les deux pre-
mières méthodes, démonstrative et dialectique, ne se rencontrent dans la
Loi divine que sous forme d'allusions intelligibles seulement pour ceux
qui sont aptes à pratiquer ces méthodes, et les invitant discrètement à
interpréter l'argument oratoire auquel elles sont jointes; car si des argu-
ments démonstratifs ou dialectiques s'y trouvaient exposés tout au long,
c'est Dieu lui-même qui aurait commis le premier cette faute capitale de
révéler au vulgaire des interprétations qui passent son intelligence.
(3) C'est-à-dire ces arguments communs, ainsi qu'il les appelle quelques
lignes plus bas (p. 42, 1. 34).
(4) Page 42, 1. 27, à p. 43, 1. *9- — L'auteur ne donne malheureuse-
sement aucun exemple pour éclairer cette classification, d'un caractère
bien scolastique.
— 84 —
tion ne peut être interprété que par les hommes d'inter-
prétation et tout doit être pris à la lettre par le vulgaire,
tant au point de vue de la conception qu'au point de vue de
Y assentiment (1).
Or, dit lbn Rochd, si on examine les arguments
employés dans le Qoran pour exposer chacun des dogmes
de la religion, on s'aperçoit qu'on ne peut trouver pour
l'enseignement du vulgaire des méthodes communes meil-
leures. Ils se distinguent par trois caractères propres, qui
ne se rencontrent dans aucune autre espèce de discours :
1° On ne peut trouver rien de plus parfait qu'eux au
point de vue de la persuasion et de l'assentiment, lorsqu'il
s'agit de tous les hommes ;
2° Ils produisent chez tous les hommes le maximum de
persuasion. Il n'y a qu'un moyen de produire une convic-
tion plus forte : c'est de les interpréter par la dialectique,
ou mieux encore par la démonstration, du moins lorsqu'ils
admettent l'interprétation; mais cette forme supérieure
de conviction (la certitude philosophique) est réservée à
l'élite;
3° Ils contiennent de quoi éveiller l'attention des hommes
de vérité sur l'interprétation véritable (2).
« Ces trois caractères distinctifs attestent la nature mi-
raculeuse de ces arguments (3). » Nous reconnaissons ici
une doctrine capitale de l'islam : la nature miraculeuse du
Qoran, l'impossibilité d'en égaler l'éloquence persuasive,
d'imiter avec succès le moindre passage du Livre sacré
qui est la parole même de Dieu (4). Telle est la force per-
suasive des preuves qoraniques, qu'aucun homme sain
d'esprit ne peut y résister (5), sinon « de bouche et sans
(i) Page 43, 1. 24.
(2) Page 5o, 1. 21, à p. 5i, 1. 2.
(3) Page 5o, 1. 24.
(4) Qoran, II, 21; X, 3 9 ; XVII, 90; LU, 33-34.
(5) Page 44, 1. 20.
— 85 —
conviction », par opiniâtreté pure, « ou parce qu'il néglige
de se prêter à en prendre connaissance »'(1).
Combien donc sont coupables les spéculatifs imprudents
qui, changeant quelque chose aux preuves communes du
Qoran, « détruisent la sagesse » (2), c'est-à-dire l'irrésis-
tible efficacité, de ces merveilleux arguments, et divulguant
à la masse leurs interprétations, le plus souvent arbi-
traires, suscitent des sectes qui déchirent le sein de la re-
ligion!
Puisque tout le mal vient de la divulgation des interpré-
tations, même vraies, le remède serait de réprimer cette
funeste innovation (3), et de revenir à 1 heureux temps où
« les premiers Musulmans arrivaient à la vertu parfaite et
à la crainte de Dieu (4) par le seul usage de ces arguments,
sans les interpréter » (5). Celui qui entreprendra de rendre
(i) Page 36, 1. 22 à 1. 24.
(2) Page 49, 1. 11.
(3) Page 5o, 1. 11. AxvX> bid'a, innovation, hérésie. Dans son second
traité, Ibn Rochd revient sur ce point : malgré les prétentions de chaque
secte à représenter la religion primitive, elles sont toutes nées d'inter-
prétations nouvelles : àJ^xsr^ mohadditsa, à^jJLyo mobtadi'a (Manâhidj
texte arabe, p. TA, 1. 7 à 1. 9 ; trad. ail., p. 27, 1. i5 à 1. 20).
(4) Voir plus haut, p. 81, n. 2. — Les Musulmans se plaisent à tra-
cer un tableau enchanteur des premiers temps de l'islam. Ibn Rochd ne
déroge pas à la tradition. On sait, en réalité, quelles compétitions écla-
tèrent autour du lit de mort du Prophète, à propos du choix de son suc-
cesseur, et quelles luttes terribles se livrèrent entre eux les Compagnons,
en particulier les plus proches parents de Mohammed, après le meurtre
du khalife 'Otsmân (656).
(5) L'auteur ajoute ici : du moins « ceux d'entre eux qui s'occupaient
d'interprétation ne jugeaient-ils pas à propos d'en parler ouvertement ».
Toutes les sectes musulmanes qui admettaient un enseignement ésoté-
rique, en particulier les sectes secrètes, issues du chî c isme ('Alides),
faisaient remonter cet enseignement secret aux Compagnons du Prophète
et tout spécialement à 'Alî. Ainsi faisaient aussi les mystiques; ainsi
font encore aujourd'hui les confréries musulmanes. Il fallait qu'il eût
toujours existé des représentants de la vraie doctrine, qu'il eût toujours
existé un Imâm. Il faut de même, pour les falàcifa, que la religion mu-
sulmane ait toujours trouvé dans la philosophie sa signification profonde
et véritable. On sait que, selon Ibn Rochd, il doit toujours y avoir dans
le monde au moins un philosophe, parce que l'Intellect actif ne saurait
— 86 —
ainsi la paix à la religion devra « recueillir dans le Livre
précieux toutes les indications qui s'y trouvent sur cha-
cune des choses que nous sommes tenus de croire, et
s'appliquer à les considérer dans leur sens extérieur, sans
chercher à en rien interpréter, sauf quand l'interpréta-
tion est claire (littéralement : extérieure) en elle-même,
je veux dire d'une clarté commune à tous » (1). Tel est le
programme du traité (2) qui doit faire suite à celui-ci, et
dont le but, dira-t-il encore au début de Pouvrage, est de
« chercher le sens extérieur des articles de foi que l'inten-
tion de la Loi divine est d'imposer à la généralité des
hommes» (3), afin d'aider ainsi à la disparition des sectes(4).
Il y distinguera, en conséquence, quatre sectes princi-
pales : Ach/ariyya, Mo'tazila, Bâthiniyya ou Çoûfis,
Hachwiyya. Puis il passera successivement en revue les
principaux dogmes musulmans : Existence de Dieu, unité
de Dieu, attributs de Dieu, son exemption de toute imper-
fection (5), création du Monde, prédestination (6), justice di-
vine (7), eschatologie (8); et critiquant les fausses mé-
thodes imaginées par chacune de ces quatre sectes pour
prouver chacun de ces dogmes, il indiquera les méthodes
communes employées par le Qoran pour amener à y croire
la généralité des hommes. Ce qu'il reproche à ces quatre
demeurer un seul instant inactif (Aristotelis Opéra omnia.,. cum Aver-
rois... commentariis : De animae beatitudinc, vol. IX, fol. 149 G - , fol.
i52 F. — Cf. Renan, Averroès et Caverroïsme, p. i38, av.-dern. 1.).
(1) Page 5o, 1. 11.
(2) Voir le titre plus haut, p. 32, 1. 3 à 1. 11, et n. 2.
(3) Manâhidj, texte ar., p. rv, 1. 5 du bas; trad. ail., p. 26, dern. 1. —
Cf. texte ar. ? p. TA, 1. 10; trad. ail. p. 27, 1. 20.
(4) Manâhidj, texte ar., p. rv, 1. 3 du bas, à p. TA, 1. 2; trad. ail., p. 27,
1. 3 à 1. 10.
(5) à^jJ3 tanzih.
(§)joJ*}\j LâïJ\ cl-qadhâ wa 'l-qadar, le Décret et V Arrêt. Voir notre
thèse sur lhn Thofail, sa vie, ses œuvres, p. 84, n. 1.
(7) J"^ 51 -"^ J3^ el-djawr wa 'l-'adl, Vinjustice et la justice.
(8) <*J\j^s-\j >Ls~*J\ el-ma^âd wa-ahwâloho, le retour (à la vie, la vie
future) et ses états.
— 87 —
sectes, d'une manière générale, c'est, aux Ach'arites et
aux Mo'tazilites de proposer des méthodes hybrides, à la
fois trop et trop peu savantes : trop compliquées pour le
vulgaire, sans atteindre néanmoins à l'évidence démons-
trative ; aux Bâthiniyya ou Çoûfis, de méconnaître, en fa-
veur de l'intuition extatique, dont il reconnaît d'ailleurs
l'existence (1), mais qui n'est pas accessible à tous les
hommes, la connaissance discursive, le raisonnement, les
méthodes spéculatives : or tout le Qoran n'est qu'un appel
à la réflexion, à la spéculation (2); aux Hachwiyya enfin,
qui n'admettent qu'une voie unique pour arriver à la foi,
l'autorité (3), à l'exclusion complète de la raison (4), il re-
proche de rester en deçà des intentions de la Loi, qui en
maint verset invoque des preuves rationnelles (5). Ceci
nous aide à comprendre pourquoi, tout à l'heure, dans son
premier traité, après avoir dit qu'il dégagerait, dans le se-
cond, les preuves qoraniques communes consacrées à
chaque dogme, sans chercher à en rien interpréter, Jbn
Rochd ajoutait : « sauf quand l'interprétation est claire en
elle-même, je veux dire d'une clarté commune à tous » (6).
Cette restriction met au point la formule trop générale
qu'il employait jusqu'ici sans atténuation : Le vulgaire ne
doit interpréter aucun texte. Il n'est jamais entré, on le
voit, dans les intentions d'Ibn Rochd de transformer en
Hachwiyya tous les hommes du vulgaire, en leur interdi-
sant les interprétations les plus nécessaires pour éviter
de tomber dans un littéralisme absurde, tellement simples
et claires qu'elles sont patentes, intelligibles pour tous (7).
(i) Manâhidj, texte ar., p. £r, 1. 7; trad. ail., p. 39, av.-dern. 1.
(2) Ibid., p. £l,dern. 1., à p. £r,l. 16 ; trad. ail., p. 39,1. 21, àp. 4o, 1. 13.
(3) ç^-<*J\ es-sarn\ l'autorité, la tradition; littéralement : l'audition.
(4) JX*J\ el-'aql.
(5) L'auteur donne pour exemple le verset XIV, n : « Y a-t-il quelque
doute au sujet de Dieu, qui a créé les cieux et la terre, etc.? ».
(6) Voir plus haut, p. 8(>, 1. 5. — Cf. infra, p. 117, 1. 24.
(7) Comparer le passade suivant des Manâhidj : « Dans l;i seconde
catégorie de textes... c'est-à-dire celle où l'on peut connaître dune con-
- 88 —
Ainsi, les hérésies disparaîtront si les spéculatifs s'abs-
tiennent de divulguer aux masses les interprétations dia-
lectiques ou démonstratives, et si l'on s'en tient, pour leur
prêcher la foi, aux méthodes communes dont se sert le
Qoran lui-même.
« Notre désir, dit l'auteur en terminant, serait de nous
consacrer à [atteindre] ce but et de pouvoir y [arriver]. Si
Dieu [nous] prête vie, nous ferons pour cela tout ce qu'il
nous permettra... Car [notre] âme, à cause des tendances
mauvaises et des croyances corruptrices qui se sont intro-
duites dans cette religion, est au comble de la tristesse
et de la douleur, en particulier [à cause] des [dommages]
de ce [genre] qu'elle a subis du fait de ceux qui se ré-
clament de la philosophie (1). Car le mal [qui vient] d'un
ami est plus pénible que le mal [qui vient] d'un ennemi.
Je veux dire que la philosophie (2) est la compagne de
la religion et sa sœur de lait : le mal [venant] des hommes
qui se réclament d'elle est donc le plus pénible des
maux; outre l'inimitié, la haine violente et les disputes
qui s'élèvent entre elles, alors qu'elles sont compagnes
par nature, amies par essence et par disposition innée.
Mais beaucoup d'amis insensés font aussi du mal à la
religion parmi ceux qui se réclament d'elle : ce sont les
sectes qui la divisent. Dieu donnera la bonne direction
naissance prochaine... que l'idée exprimée est un symbole et de quoi elle
est un symbole,... l'interprétation de ces [textes] en est le but même, et
il est obligatoire de la divulguer. » (Manâhidj, texte ar., p. I f£, 1. 4 du
bas, à 1. 2 du bas : trad. ail., p. u6, 1. n à 1. i3; texte ar., p. I ro, 1. 4
et 5 : trad. ail., p. n6, 1. 2i à 1. 23). — Ibn Rochd n'en donne aucun
exemple. On ne court pas grand risque de forcer sa pensée en proposant
le suivant : Expliquant devant un auditoire de gens simples le cinquième
verset de la première sourate du Qoran : « Conduis-nous dans le droit
chemin », un catéchiste musulman ne devra pas laisser croire à ses audi-
teurs qu'il s'agit peut-être d'une véritable route rectiligne; il devra leur
dire : « Le droit chemin signifie ici le chemin de la vertu ». Et il n'est
pas jusqu'aux petits entants qui n'auront compris.
( T ) £-^£\ el-hikma.
(2) '<L*S>£\ el-hikma.
- 89 —
à tous... Il réunira leurs cœurs dans la crainte de Lui...
« Déjà Dieu a supprimé beaucoup de ces maux, de ces
égarements... grâce au pouvoir établi, et grâce à ce [pou-
voir] il a ouvert la voie à un grand nombre de biens/ en
particulier pour les hommes qui suivent le chemin de la
spéculation et qui ont le désir de connaître le vrai. Car
Il a appelé la multitude à la connaissance de Dieu par une
voie moyenne, supérieure au bas niveau de ceux qui n'ont
qu'une croyance irraisonnée, mais inférieure à Téristique
des Motékallemîn, et II a éveillé l'attention des esprits
d'élite touchant le caractère obligatoire d'une spéculation
intégrale sur les principes fondamentaux de la religion » (1).
Cette louange à la dynastie des Almohades, par laquelle
se termine le traité, appellerait de longues explications.
Mais nous ne pouvons songer à nous étendre ici sur les
rapports de la philosophie d'Ibn Rochd avec les doctrines
religieuses des Almohades. Pourla connaissance détaillée
de ces doctrines, assez spéciales, force nous est de ren-
voyer aux textes du Livre de Mohammed Ibn Toumert,
Mahdi des Almohades, et à l'étude magistrale mise en
tête de l'ouvrage par M. I. Goldziher (2). Nous nous bor-
nerons à quelques indications nécessaires pour l'intelli-
gence du texte.
La réforme almohade fut un mouvement de réaction
contre l'état religieux qui régnait en Afrique mineure et
dans l'Espagne musulmane, au début du xn e siècle, sous
la dynastie aimoravide. Poussés, des confins du Soudan
sénégalais, à la conquête du Maghreb, par un élan de fer-
Ci) Page 5i, 1. 8, à p. 52, J. 3.
(2) Le livre de Mohammed lbn Toumert, Mahdi des Almohades, texte
arabe, accompagné de notes biographiques et d'une introduction par
I. Goldziher, professeur à l'Université de Budapesth, traduite en Fran-
çais par M. G. Demombynes. Collection du Gouvernement général de
l'Algérie. Alger, i 9 o3. — Cf. dans ZDMG, année 1887, t.XLI, pp. 3o à i/jo,
l'article de M. I. Goldziher intitulé : Matevialien zur Kermtniss der
Almohadcnbewegung , passira.
— 90 —
veur religieuse, les dévots mais grossiers Almoravides (1)
s'en étaient toujours tenus au littéralisme, c'est-à-dire à
l'anthropomorphisme, en dogmatique, et à la méthode
d'autorité (2) en jurisprudence (3) : prendre à la lettre les
textes sacrés, et apprendre par cœur les manuels malé-
kites de for ou , c'est-à-dire d'applications pratiques, sans
jamais remonter aux sources mômes {'oçoûl) du droit pour
en tirer méthodiquement les applications, suivant les règles
de la déduction juridique, tel était en général, pour les
docteurs du temps, le terme de la science (4). En réaction
contre ces deux tendances, le mahdî Ibn Toumert, fonda-
teur de la secte almohade, en prit exactement le contre-
pied : sa doctrine est une combinaison du littéralisme dhâ-
hirite en législation (5) avec la spéculation ach'arite en
dogmatique (6) ; amalgame d'autant plus paradoxal, que
l'ach'arisme, ainsi fondu par Ibn Toumert avec le littéra-
(i) En arabe El-morâbethîn, les « marabouts ». Voir sur l'étymologie de
ce mot Edm. Doutté, Notes sur l'Islam maghribin. Les Marabouts
(Extr. de la Rev. de l'hist. des religions, t. XL et XLI). Paris, 1900,
pp. 27 à 34. — Almohades (El-mowahhidîn) signifie : les Unitaires; ils
avaient pris ce nom par réaction contre les doctrines anthropomorphistes
des Almoravides, qu'ils taxaient de polythéisme.
(2) vX^ULi, taqlîd, littéralement : imitation machinale, asservissement
à la doctrine, à la parole a" autrui.
(3) Le livre d\..lbn Toumert, Introd., pp. 63 à 66.
(4) Le livre d\..lbn Toumert, Introduction, § II, en particulier pp. 26
et 27.
(5) lbid., Introd., pp. 5i à 54. — On voit comment cette conception
almohade de la jurisprudence s'oppose à celle des Almoravides. Ces der-
niers s'en tenaient aveuglément aux foroiV, aux déductions juridiques
opérées par les anciens docteurs. Les Almohades, littéralistes en juris-
prudence, ne font acception que des textes sacrés, pris à la lettre, et
refusent toute déduction, toute interprétation de ces textes. — Il ne faut
pas oublier que le ^jLà fîqh, législation ou jurisprudence, comprend à la
fois le droit et la morale (au sens le plus étendu de ces deux mots), qui
sont tirés, l'un et l'autre, des textes sacrés, suivant une seule et même
méthode. (Voir plus haut, pp. 34 à 4o. Cf. Façl el-maqâl, p. 41, 1. 22 a
1. 24- — Sur le dhàhirisme, ou extériorisme, voir plus haut, p. 67,
n. 3, à la fin.)
(6) Le livre à" ... Ibn Toumert, Introd., pp. 64, au bas, et 55; p. 79,
1. 20, à p. 80, 1. 6.
— 91 —
lisme juridique le plus étroit, est altéré, chez lui, par cer-
taines tendances mo'tazilites (1) qui, achevant de donner
à ce spéculativisme dogmatique un caractère d'intransi-
geance absolue, Féloignent encore davantage du littéra-
lisme pratique auquel on prétend le juxtaposer. C'est ainsi
qu'lbn Toumert, en opposition sur ce point avec El-Gha-
zâlî (2) et les Ach'arites modérés, fait profession d'intolé-
rance à la façon des Mo'tazilites, en déclarant qu'on cesse
d'être un vrai croyant dès qu'on s'écarte, en quoi que ce
soit, des formules du credo qu'il a édicté (3), des inter-
prétations qu'il a imaginées. Ces interprétations, expo-
sées dans un langage technique, obscur pour des intelli-
gences communes, étaient destinées à être répandues parmi
les plus ignorants des hommes : on leur enseignait ces
formules « et on les contraignait de les savoir ad un-
guem » (4).
Nous comprenons donc qu'lbn Rochd puisse louer les
Almohades d'avoir éveillé chez les esprits maghribins,
après le lourd sommeil de la période almoravide, une cer-
(i) Une des marques les plus significatives de l'influence exercée sur
la philosophie religieuse d'Ibn Toumert par certaines théories mo'tazi-
lites est la négation des attributs «de Dieu. Sur ce point, la doctrine
almohade se rapproche du système des falâcifa, qui dans cette question
des attributs divins, arrivent, par des voies différentes, aux mêmes con-
clusions générales que les Mo'tazilites.
(2) lbn Toumert avait subi, dans son voyage en Orient, l'influence
indirecte d'El-Ghazâlî, bien que, en dépit de la légende, il n'ait pu assister
à ses cours (Voir Le livre d' ...lbn Toumert, Introd., p. 8, 1. 4» à P- î3,
1. 2). Mais sur cette question, il manifeste des tendances directement
opposées aux siennes. El-Ghazâli avait écrit un livre dont le titre même
est assez significatif : Ildjâm el-'awâmm l an t ilm el-kalâm « Pour détour-
ner le vulgaire de la science du kalâm » (de la théologie). Voir, sur le
contenu de cet ouvrage, Le livre d\..Ibn Toumert, Introd., p. 82, 1. 16,
à p. 85, 1. 4). El-Ghazâlî est d'accord sur ce point avec son grand adver-
saire lbn Rochd. Cf. Miguel Asin, El averrolsmo teolàgico de Santo To-
mâs de Aquino, dans Estudios de erudicion oriental, Homcnaje d D. Fr.
Codera „ Zaragoza, ioo^, p. 3oi, n. 1.
(3) Le livre d\..lbn Toumert, Introd., pp. 59 à 61 ; p. 82, 1. 11 à 1. i5.
Cf. p. 71, dern. 1.
(4) Ibid., p. 8r, 1. i à I. ;,. Cf. p. 8o, 1. 12 à 1. 16,
— 92 —
taine activité spéculative (1) dans le domaine de la dogma-
tique; d'avoir, en outre, dans le domaine de la jurispru-
dence, rappelé aux docteurs l'obligation de remonter à
l'étude des sources mômes de la législation : Qoran, ha-
dîts, idjmâ' (2), et d'étudier la méthode suivant laquelle
la législation s'en déduit, au lieu de s'en tenir à la récita-
tion machinale des manuels d'application pratique ; d'avoir,
en un mot, « éveillé l'attention des esprits d'élite touchant
le caractère obligatoire d'une spéculation intégrale sur les
principes fondamentaux de la religion (3) », c'est-à-dire à
la fois de la législation et du dogme. Nous comprenons
aussi qu'il puisse les louer d'avoir réagi contre la concep-
tion vulgaire de la divinité, contre le grossier anthropo-
morphisme de l'âge précédent, en « appelant la multitude
à la connaissance de Dieu par une voie moyenne, supé-
rieure au bas niveau de ceux qui n'ont qu'une croyance
irraisonnée (4), mais inférieure à l'éristique des Motékal-
lemîn » (5). Jusqu'ici donc, l'attitude religieuse d'Ibn
Rochd paraît assez conforme à celle des sectateurs d'Ibn
Toumert, et nous ne voyons rien qui eût pu l'empêcher
de publier son Façl el-maqâl à la cour même, sous l'égide
des khalifes almohades, ses maîtres et protecteurs (6).
(i) Voir plus haut, p. 89, 1. 3 à 1. 6.
(2) Sur Yidjmâ\ voir plus loin, p. 97, dern. 1., à p. 102, 1. 3.
(3) Voir plus haut, p. 89, 1. ro.
(4) La façon de croire des Hachwiyya, qui était celle des Almoravides.
(5) Surtout des Mo't.azilites, mais aussi des Ach'arites. Ibn Toumert
avait composé deux "aqîda ou professions de foi : la première intitulée
l Aqîdat et-tawhîd et écrite dans une langue tout à fait abstraite; la
seconde, la Morchida, « d'une allure plus populaire ». (lbid., Introd.,
p. 80.) H s'agit de cette dernière, dont la forme apparaissait comme un
peu plus accessible que les argumentations des Ach'arites et surtout des
Mo'tazilites. Ibn Rochd avait consacré à la première un commentaire,
malheureusement perdu (Renan, Averroès et Vaverroïsme, p. 73, 1. 9.
Cf. Le livre d\..Ibn Toumert, Introd., p. 81, 1. 4), dont la connaissance
nous serait précieuse pour tirer complètement au clair la question des
rapports de sa philosophie avec la doctrine des Almohades.
(6) On sait qu'Ibn Rochd, en remplacement d'Ibn Thofaïl, devint, en
1182, premier médecin du second khalife almohade, Aboû Ya'qoûb
— 93 —
Mais une difficulté subsiste : sur un point d'importance
capitale, la doctrine du Façl el-maqâl est en opposition
ouverte avec la doctrine des Almohades. Ceux-ci, nous
Pavons vu, comme les Mo f tazilites et les Ach'arites, ré-
vèlent leurs plus savantes interprétations à tous les hommes
indistinctement. Or, nous avons vu également que le Façl
el-maqâl se résume en cette formule : Supprimer les hé-
résies en réservant à l'élite la connaissance des interpré-
tations dialectiques ou démonstratives, et en n'usant, pour
catéchiser le vulgaire, que des méthodes communes em-
ployées par le Qoran (1). Il semble donc que ce traité, en
dépit des louanges qui le terminent, soit, au fond, plus
spécialement dirigé contre la doctrine, alors régnante, des
Almohades, que contre celle des Mo c tazilites ou celle des
Ach'arites proprement dits, dont l'importance dans le
Maghreb, à cette époque, était secondaire. En fait, presque
tous les traits à l'adresse des deux dernières doctrines at-
teignent en même temps la première, dont le nom cepen-
dant, jusqu'aux dernières lignes de l'ouvrage, n'est pas
une seule fois évoqué. Le khalife almohade Aboû Ya'qoûb
Yoûçof, auprès de qui notre philosophe était en faveur
depuis plusieurs années au moment de la publication de
ce traité (2), pouvait-il faire autrement que d'y voir une at-
taque audacieuse, quoique détournée, de son protégé,
contre la doctrine religieuse dont il était le souverain pon-
Yoûçof, qui le nomma ensuite grand qâdhî de Cordoue ; sous le règne de
son fils et successeur Aboû Yoûçof Ya'qoûb, il fut plus en faveur que
jamais (Voir Renan, Averroès et Uaverroïsme, p. 19).
(1) Voir plus haut, p. 88, 1. 1 à 1. 5.
(2) La mention qui termine le manuscrit nous apprend que le second
traité d'Ibn Rochd : Manâhidj el-'adilla... fut terminé à Séville (voir
Renan, Averroès et Vaverroisme, p. 61, 1. 19 et 20) en 575 de l'hégire
{= 1179-1180). Le Façl el-maqâl, qui lui sert d'introduction, doit avoir
été composé peu de temps auparavant, et peut-être la même année. Or
nous avons établi ailleurs (Ibn Thofaïl, sa vie, ses œuvres, thèse com-
plémentaire pour le doctorat ès-lettres, pp. 12 à 17) qu'lbn Rochd entra
en faveur auprès du khalife Yoûçof, sur la recommandation d'Ibn Thofaïl,
dès l'année 11 68 ou 1169.
— 94 —
tife? Gomment admettre de la part d'Ibn Rochd tant d'au-
dace, et tant d'ingratitude non seulement envers le khalife
son bienfaiteur, mais aussi envers son protecteur et son
confrère en philosophie, son conseiller et presque son
maître, le vizir Ibn Thofaïl, représentant attitré de la poli-
tique, de la doctrine almohade? Gomment s'expliquer sur-
tout qu'un tel crime de lèse-majesté, en même temps que
de lèse-doctrine religieuse, ne semble avoir eu d'autre
conséquence que de le pousser encore dans la faveur du
ministre, du souverain, et plus tard de son successeur?
Mais le nom d'Ibn Thofaïl ne contribue-t-il pas à nous
orienter vers la solution de cette énigme ? Ge vizir almo-
hade, nous Pavons montré ailleurs (1), avait, lui aussi,
pris pour objet essentiel de son célèbre roman philoso-
phique la thèse môme du Façl el-maqâl. L'histoire nous
montre son souverain, Aboû Ya'qoûb Yoûçof, s'enfermant
avec lui pendant des jours et des nuits, pour agiter en tête
à tête les plus hautes questions philosophiques (2), de
même qu'elle nous montre son successeur, Aboû Yoûçof
Ya'qoûb, aimant à faire asseoir Ibn Rochd sur un coussin
réservé à ses plus intimes favoris, pour discuter avec lui
sur des sujets de haute spéculation, dans des entretiens
d'une telle familiarité que le philosophe s'abandonnait
jusqu'à dire au souverain : « Ecoute, mon frère » (3). Pou-
vons-nous, dans de si grands favoris, voir des opposants?
Ne sommes-nous pas plutôt amenés à conclure que ces
khalifes étaient, au fond, en parfaite communion d'idées
avec ces grands savants et philosophes, dont le commerce
leur agréait si fort, dont ils connaissaient si bien les doc-
(i) Ibn Thofaïl, sa vie, ses œuvres, pp. 63 à 66.
(2) Ibid., p. 18. — La question sur laquelle, dans sa première entre-
vue avec Ibn Rochd, en présence d'Ibn Thofaïl, le khalife Yoûçof lance
ex abrupto son visiteur est celle de l'éternité du monde, et c'est sur un
désir exprimé par ce prince qu'Ibn Thofaïl engage Ibn Rochd à entre-
prendre ses fameux commentaires des ouvrages d'Aristote [Ibid., p. 8,
av.-dern. 1 , à p. n, 1. 2).
(3) Renan, Averroès et Vaverroïsme, p. 19, 1. 12 à 1. 17.
- 95 -
trines (1), qu'ils choisissaient enfin pour leur confier non
seulement le soin de leur santé mais la direction de leur
politique ?
Tout devient clair, en effet, si l'on admet que, dès le
règne du second khalife almohade, la divergence était de-
venue grande entre la doctrine officielle de la dynastie et
les opinions personnelles du souverain, de ses ministres,
de ses hauts fonctionnaires. Ces hommes d'Etat n'avaient
pas tardé à comprendre ce qu'il y avait de chimérique à
vouloir inculquer aux plus grossiers montagnards kabyles
les conceptions religieuses raffinées, les interprétations
abstruses, rapportées par le Mahdî des écoles théologiques
d'Orient. D'autre part, nourris de dialectique, éclairés par
les discussions spéculatives auxquelles ils se plaisaient à
provoquer les philosophes, ils n'avaient pu manquer
d'apercevoir la contradiction fondamentale du système al-
mohade, littéraliste en législation, d'un spéculativisme
intransigeant en dogmatique. Ils avaient vite compris la
nécessité de lever la contradiction en renonçant à l'uto-
pie : de laisser le vulgaire, dont on ne peut exiger plus,
prendre à la lettre les textes sacrés, aussi bien en dogma-
tique qu'en jurisprudence, et de réserver à l'élite toutes
les interprétations savantes. La dernière divergence no-
table disparaissait alors entre la doctrine almohade, ainsi
modifiée dans l'esprit des continuateurs d'Ibn Toumert,
et celle du Façl el-maqâl ou de la dernière partie du Hayy
ben Yaqdhân. Au dehors, le changement demeure insen-
sible. Conservant et développant l'une des deux tendances
primitives du système, les khalifes s'emploient avec ar-
deur « à ruiner la doctrine (juridique) malékite... pour
amener le peuple à ne plus pratiquer que le sens apparent
du Qoran et des hadîts » (2) : ils font brûler les livres ma-
(i) Voir Féloge que fait Ibn Rochd de l'érudition philosophique du
khalife Yoûçof {Ibn Tkofaïl, sa vie, ses œuvres, p. io, 1. r à 1. 7).
(2) Le livre à" ...Ibn Toumert. Introd., p. 42, 1. if\ à 1. 18. Voirie con-
texte, p. 4o, 1. 26, à p. 43, 1. 5.
— 96 —
lékites, ils font composer ou composent eux-mêmes des
recueils de hadîts qu'ils obligent tout le monde à savoir
par cœur (1). Fidèles sur ce point à l'erreur du Mahdî, ils
exigent encore trop de la mémoire du vulgaire. Ils cessent
du moins de rien demander à sa raison, obéissant à leur
nouvelle tendance : il n'est plus question, comme aux pre-
miers temps du mouvement almohade, d'enseigner aux
masses les formules d'interprétations dogmatiques abs-
truses. Mais ce relâchement, d'ailleurs si raisonnable,
frappait d'autant moins les esprits, qu'en fait, l'ancien pro-
gramme d'enseignement spéculatif obligatoire n'avait
guère dû sortir du domaine de la théorie. L'évolution,
dans l'âme des chefs, n'en était pas moins rapide et pro-
fonde. Extérieurement respectueux des glorieuses tradi-
tions de la secte à laquelle ils devaient leur élévation, il
ne leur déplaisait pas de voir les philosophes prendre les
devants et tracer, dans leurs livres, le programme de la
réforme dont la nécessité s'imposait; tactique prudente,
qui laissait, à l'occasion, la ressource de désavouer momen-
tanément, sous la pression d'un mouvement réactionnaire,
ces auxiliaires d'avant-garde (2). Bientôt, la formule almo-
hade, aux yeux des dirigeants, cessa d'être rien de plus
qu'une sorte de raison sociale, conservée au fronton de
l'édifice dynastique pour des motifs d'ordre purement po-
litique. On le vit bien, le jour où, ces motifs politiques
ayant perdu de leur poids, le huitième khalife almohade,
El-Ma'moûn (3), monta en chaire pour maudire publique-
(i) Ibid.y Introd., p. 41, 1. 3 à 1. 5, 1. 16 à 1. 19; p. 4i> av.-dern. 1., à
p. 42, 1. 14.
(2) Telle fut, on le sait, l'histoire de la disgrâce passagère d'Ibn Rochd :
il ne faut en chercher la cause que dans des motifs d'ordre philosophique
(Voir Renan, Averroès et Vaverroïsme, p. 22, av.-dern. 1., à p. 2fi, 1. 19.
Cf. ibid., p. 35, 1. 9, à p. 36, 1. 16). Mais nous nous séparons de Renan
lorsqu'il croit que les ennemis des doctrines philosophiques d'Ibn Rochd
« rendirent son orthodoxie suspecte à Almancour (Aboû Yoûçof Ya l -
qoûb) ».
(3) En 122829, trente ans après la mort d'Ibn Rochd (1198).
- ^ -
ment la mémoire du Mahdî et taxer toute son histoire d'im-
posture (1). Ainsi, dans ces grands événements historiques,
dans cette évolution du système religieux et politique des
Almohades, la philosophie ne laissa pas déjouer son rôle,
dont il nous reste pour témoins le Hayy ben Yaqdhân,
certains passages du Tahâfot et-tahâfot, des Manâhidj ', et
surtout le Façl el-maqâl.
Pour achever cette analyse du traité sur l'Accord de la
religion et de la philosophie, il nous reste à dire un mot
de la longue digression dont nous avons réservé l'exa-
men (2). Elle intéresse la présente étude d'abord par le
fond, puisqu'elle nous renseigne très exactement touchant
les points de divergence entre la philosophie et la théolo-
gie musulmanes, ensuite par les conclusions auxquelles
elle aboutit relativement aux règles de la tolérance reli-
gieuse. Elle a pour objet d'exposer et de réfuter une grave
objection.
Ibn Rochd a montré qu'en droit, entre la foi et la raison,
aucun conflit ne doit jamais se produire, parce qu'en cas
de contradiction apparente entre la lettre des textes sacrés
et les conclusions démonstratives, la religion elle-même
spécifie que le vulgaire doit repousser le raisonnement et
s'en tenir à la lettre, tandis que l'élite doit renoncer au
sens extérieur du texte et en découvrir, par l'interprétation
allégorique, c'est-à-dire par la démonstration, par la phi-
losophie, le sens intérieur et adéquat. Mais il existe, on
(i) Ernest Mercier, Histoire de l'Afrique septentrionale (Berbérie)
depuis les temps les plus reculés jusqu'à la conquête française (i83o).
Paris, 1888, t. II, p. 149, 1. 9 et suiv. — Déjà le khalife Aboû Yoûçof
Ya'qoûb ne se faisait pas faute de renier l'Imam Mahdî Ibn Toumert,
mais seulement en des conversations particulières et confidentielles (The
history of the Almohades, by Abdo'l-Wâhid al-Marrékoshi> texte arabe
édité par R. Dozy, 2 e édition. Leyde, i88r, p. NI, 1. i5, à p. rir, 1. 5 du
bas; dans la traduction française : Histoire des Almohades d'Abd el'Wâ-
Kid Merrâkechi, traduite et annotée par E. Fagnan. Alger, 1893, p. 252,
1. 24, à p. 253, dern. 1.
(2) Voir plus haut, p. 69, n. 2.
_ 98 —
le sait, outre le Qoran et la sonna, une troisième autorité
religieuse. Se fondant sur un hadîts attribué au Prophète :
« Mon peuple ne sera pas unanime dans une erreur » (1),
la religion musulmane fait de Yidjma ou accord unanime
de la communauté islamique, une troisième source de la
Loi religieuse. Cette nouvelle autorité, subordonnée aux
deux premières, est qualifiée pour trancher toutes les
questions qu'elles ont laissées en suspens. Si donc les Mu-
sulmans sont unanimes à prendre un certain texte dans
son sens extérieur, quiconque est conduit par la démons-
tration à interpréter ce texte devient infidèle, et inverse-
ment, celui-là aussi devient infidèle qui est conduit par la
démonstration à prendre au sens extérieur un texte que
les Musulmans sont unanimes à interpréter (2). Le droit
d'interprétation est donc étroitement limité par Yidjma ''.
Aussi El-Ghazâlî a-t-il accusé d'infidélité les falâcifa mu-
sulmans, comme El-Fârâbî et Ibn Sînâ, pour avoir soutenu
l'éternité du monde, l'impossibilité pour Dieu de connaître
les choses particulières, et le caractère allégorique du
dogme de la résurrection des corps, c'est-à-dire pour avoir,
sur ces trois points, rompu Fidjmâ', en donnant une inter-
prétation philosophique à des textes que les Musulmans,
unanimement, prenaient au sens extérieur (3). On recon-
naît ici la donnée fondamentale du Tahâfot el-falâcifa
(L effondrement des falâcifa) , dans lequel El-Ghazâlî énonce
en effet, contre les falâcifa, vingt chefs d'accusation qu'il
développe successivement, dont dix-sept pour hérésie, et
les trois autres, que nous venons d'indiquer, pour infidé-
lité caractérisée.
La réponse sommaire qu'Ibn Rochd va faire à cette
triple accusation n'est qu'une faible esquisse de son ma-
gistral ouvrage, consacré à la réfutation, point par point,
(i) ^Lb ^ic <^U\ £*-Xs=-£ \J.
(2) Page 28, 1. 1 à 1. 8.
(3) Page 29, 1. 19, à p. 3o, 1. 4.
99
du Tahâfot el-falâcifa d'El-Ghazâlî, le Tahâfot et-tahâfot
[L'effondrement de V « Effondrement » (1). Par des argu-
(i) Sur le sens exact du mot arabe C^iL^3' tahâfot, dans les titres de
ces deux ouvrages : Tahâfot el-falâcifa et Tahâfot et-tahâfot, il existe
déjà toute une littérature. L'étude la plus récente, et de beaucoup la plus
importante, est un savant article de M. Miguel Asîn intitulé : Sens du
mot « Tehafot » dans les œuvres a" El-Ghazâli et aV Averroès, trad. de
l'espagnol par J. Robert {Rev. Afric, n os 261 et 262, 2° et 3 8 trim. 1906);
ou y trouve la bibliographie de la question. — En somme, le mot tahâfot
peut avoir, dans les œuvres de nos deux polémistes arabes, trois sens
principaux : i° précipitation, hâte irréfléchie, conclusion prématurée;
2° inconsistance, incohérence, contradiction; 3° chute, écroulement.
M. Miguel Asin insiste fortement sur le premier, qui n'avait pas été
signalé avant lui, et dont il a recueilli de nombreux exemples; il glisse
sur le second, rendant par le premier sens nombre de passages où tahâ-
fot se traduirait peut-être aussi bien ou mieux par inconsistance', il écarte
le troisième, qui était jusqu'ici le sens généralement adopté (« ruina,
destructio, renversement, démolition », etc.). Ces trois sens principaux
découlent manifestement l'un de l'autre : de la précipitation dans le rai-
sonnement, dans la construction du système, résulte V inconsistance de
l'édifice, dont les parties ne se soutiennent pas, tendent à se renverser
l'une l'autre, et de l'inconsistance l'écroulement imminent, inévitable. De
ces trois sens, également possibles, il s'agit ici, pour nous, de savoir
lequel domine non pas dans les œuvres^ d'El Ghazâlî et d'ibn Rochd,
mais dans le titre de leurs deux ouvrages. La question ainsi posée, il
faut, ce semble, écarter le premier ; On ne peut guère intituler un livre
La précipitation (ou La précipitation irréfléchie) des falâcifa, et encore
moins La précipitation de la « Précipitation », ou La précipitation irréflé-
chie de la « Précipitationirré fléchie » . Le second est, en somme, acceptable :
L'inconsistance des falâcifa (ce serait plutôt : de la falsafa) et : L'incon-
sistance de V « Inconsistance ». Mais combien le troisième donne des
devises de combat plus énergiques, plus claironnantes : L'effondrement
dés falâcifa, et V effondrement de V « Effondrement »! Lequel des trois
titres français eussent préféré nos deux polémistes? Il suffit de poser la
question. Au surplus ils n'ont pas négligé d'en indiquer la solution. « Je
me mis à composer ce livre pour réfuter les anciens falâcifa, pour mon-
trer comment s'écroule leur dogme [ou, si l'on préfère : pour montrer
V inconsistance de leur dogme ^.'S^jLa OviLç.*i tahâfot 'aqîdatihim],
comment se détruit lui-même (jJaàLo tanâqodh) leur discours eu ce qui
concerne la science des choses divines [métaphysique et théodicée]. »
(El-Ghazâlî, Tahâfot el-falâcifa, p. T } 1. i3 et 14.) Plus loin : Les falâcifa
ne sont pas d'accord; impossible de les réfuter tous : « Nous nous bor-
nerons donc à montrer l'incohérence (^JaSLo tanâqodh) eu ce qui concerne
le système de leur chef... Aristote. » (Ihid., p. r, 1. G du bas, à 1. 4 du
bas.) (^JaaLo tanâqodh^ c'est l'inconsistance, le mauque de stabilité, de
— 100 —
ments semblables à ceux dont useront nos philosophes mo-
dernes pour réfuter les preuves diverses fondées sur le
consentement universel de l'humanité, il commence par
montrer qu'en fait, l'accord unanime des Musulmans sur
une question spéculative quelconque ne peut jamais être
établi d'une manière certaine, auquel cas il concède que
l'objection porterait : tout au plus un pareil accord peut-ii
être présumé. Notons que les docteurs musulmans sont
loin de s'accorder sur la définition de ridjmâ\ Tandis que
solidité; ce mot signifie qu'une chose ne tient pas debout, que ses par-
ties tombent l'une sur l'autre, s'affaissent sur elles-mêmes, au propre eu
parlant d'une maison, d'un mur, au figuré en parlant d'un raisonnement,
d'un discours, qui ne tient pas, par suite de contradictions internes.)
Plus loin encore : c< Le but de ce livre est de tirer les gens de leur
engouement pour les falâcifa,, et de la croyance que leurs procédés sont
exempts de contradiction interne ,JaôLo tanâqodh, en montrant les divers
points par où ils (les falâcifa) s'effondrent ^-^XâLç3 *^*3 wodjoûh tahâ-
jotihim.y> (lbid.,p. o, 1. n et 12.) Enfin El-Ghazâlî achève tout ce préam-
bule en disant : « Après ces considérations préliminaires, nous allons
donner maintenant la liste des questions, au nombre de vingt, touchant
lesquelles nous avons montré l'incohérence (^sLo tanâqodh, l'inconsis-
tance, l'écroulement, l'effondrement) de leur système ». (Ibid,, p. i,l. n
et 12.) De même, Ibn Rochd, parlant de l'insuffisance, de l'inconsistance
des arguments d'El-Ghazâlî et des siens propres (car il ne considère pas
son propre livre comme un écrit du genre démonstratif, et par consé-
quent ses argumentations, ne remontant pas jusqu'aux principes premiers
de la raison, demeurent en l'air, comme suspendues dans le vide, man-
quant, par suite, de stabilité, de solidité), donne, lui aussi, pour syno-
nyme du mot tahâfot le mot tanâqodh (Tahâfot et-tahâfot, p. |T£, 1. 8 à
1. ir. Cf. p. n*, 1. i4 à 1. 16; p. Ér, 1. 12 du bas à 1. 10 du bas). — En
résumé, quand il s'agit du titre de leurs deux livres, nos deux auteurs
ne donnent jamais qu'un synonyme de tahâfot, et c'est tanâqodh : ils
n'ont jamais qu'une idée présente à l'esprit, c'est que les thèses, les
argumentations de l'adversaire, ne tiennent pas debout, s'écroulent d'elles-
mêmes, s'' effondrent, et cela parce qu'elles sont inconsistantes par suite
de contradictions ou de faiblesses internes. L'idée d'effondrement domine;
celle d'inconsistance n'apparaît qu'au travers pour l'expliquer; quant à
l'idée de précipitation, de légèreté, qui expliquerait à son tour la seconde,
elle ne transparaît guère que d'une manière encore moins distincte. Nous
ne pouvons donc que nous en tenir à la traduction de ces deux titres
proposée par nous en 1905 dans notre traduction du Facl el-maqâl y
p. 29, n. 3 (voir plus haut, p. 33, n. 2) : L effondrement des falâcifa, et
L effondrement de V « Effondrement ».
— 101 —
les plus nombreux l'étendent à l'accord unanime de tous
les docteurs compétents (modjtahidin) d'une même époque
quelconque, d'autres sont allés jusqu'à le restreindre aux
seuls Compagnons du Prophète réunis en concile. C'est
au premier de ces deux sens que l'entend Ibn Rochd, prêt
à accepter une fois de plus, quand l'intérêt de la philoso-
phie n'est pas directement en jeu, les solutions les plus
orthodoxes. 11 n'a pas de peine à montrer l'impossibilité
de connaître avec certitude l'opinion individuellement pro-
fessée par tous les savants d'une époque, dans l'immense
étendue du monde musulman (1). Bien plus : on sait pé-
remptoirement, dit-il, qu'il a toujours existé, depuis les
premiers temps de l'islam, des savants estimant qu'il y a
dans la Loi divine des choses dont il ne faut pas que tout
le monde connaisse le sens véritable (2). Quand donc, par
une tradition authentique, présentant toutes les garanties
voulues (3), nous croyons connaître l'opinion, sur un cer-
tain point, de tel d'entre ces sages, qui nous dit qu'il ne
s'est pas cru obligé de voiler sa véritable pensée, pour
obéir au devoir religieux de cacher à la masse les inter-
prétations savantes? L'accord unanime en matière spécula-
tive (4) ne peut donc être jamais qu'hypothétique. C'est
pourquoi de nombreux docteurs, parmi les plus illustres,
par exemple Aboû '1-Ma'âlî, et qui mieux est, El-Ghazâlî lui-
même (5), ont déclaré qu'il ne fallait pas taxer d'infidélité
ceux qui, dans des cas semblables, avaient rompu l'accord
(i) Page 28, 1. i4 à 1. 29.
(2) Page 28, 1. 29, à p. 29, 1. 11. —- Voir plus haut, p. 85, n. 5.
(3) Page 28, 1. 23. Cf. p. 3i, 1. 2 et n. i.
(4) Il en irait autrement s'il s'agissait d'une question d'ordre pratique ;
« car tout le monde estime qu'on doit communiquer ces dernières à tous
les hommes également; et pour qu'il y ait accord unanime à leur sujet,
il suffit que la question se soit répandue et que la tradition ne nous fasse
connaître aucune divergence sur cette question... » (p. 29, 1. 11 à 1. 18).
(5) Ibn Rochd dit plus loin (p. 3o, 1. 8) : « dans son livre de La démar-
cation [entre la foi et l'incrédulité àJîXij}\^ ^\Lu/*\ ^^o àJi^ÀXM v^lX^J ».
— Cf. Manâhidj, p. Vf, 1. 4 (trad. ail. p. 68, av.dern. 1.).
— 102 —
unanime sur la [question d']interprétation (1). Ibn Rochd
conclut delà que l'accusation d'infidélité portée parEl-Gha-
zalî contre El -Fârâbî et Ibn Sinâ ne saurait être formelle (2).
En écartant ainsi l'objection tirée de l'accord unanime,
en montrant que cet accord, en fait, ne forme jamais obs-
tacle au droit d'interprétation, pour ceux qui le possèdent,
Ibn Rochd a ruiné par la base l'accusation d'infidélité por-
tée contre les falâcifa. Cependant, il ne laisse pas d'exami-
ner successivement les trois chefs dont elle se compose,
pour montrer ce qu'il en reste.
Le second, par lequel il commence, est, selon lui, sans
fondement aucun : El-Ghazâlî s'est trompé en attribuant
aux falâcifa l'opinion que le Très-Haut ne connaît nulle-
ment les choses particulières (3). Leur opinion est qu'il
les connaît, comme il connaît les universaux, d'une con-
naissance qui est d'un autre genre que celle que nous en
avons; car au lieu d'être, comme la nôtre, conditionnée par
l'objet connu, et de changer, par suite, quand il change,
elle est condition de l'objet connaissable : elle est, par
suite, éternelle et immuable (4).
Quant à la question de l'éternité du monde dans le passé,
ou, au contraire, de sa production (5), Ibn Rochd prétend
(i) Page 28, 1. 11 à 1. 14.
(2) Page 3o, 1. 7.
(3) On voit jusqu'où peut aller, dans certains cas, la divergence entre
la doctrine d'Ibn Rochd et la vraie doctrine d'Aristote. Ibn Rochd n'en
dit pas un mot, ni dans son Facl el-maqâl, ni dans V Appendice (voir ci-
dessous, p. 102, n. 4), ni dans son Tahâfot, ni même dans ses Commen-
taires (voir en particulier le comm. 5i du XII e livre de la Métaphysique,
vol. VIII, fol. 335 D à 337 G) ; il ne laisse jamais entrevoir, dans ses Com-
mentaires d'Aristote, que des divergences légères entre sa propre doc-
trine et la pensée du Maître grec. (Cf. Renan, Averroès et Vaverroïsme,
p. 56, 1. 6 du bas, à p. 57, 1. i3.)
(4) Page 3r, 1. 4 ià 1- 22 - — C'est ce point qu'Ibn Rochd examine plus
en détail dans le troisième traité intitulé : Appendice à la question [de
la science éternelle] touchée par Aboâ 'l-Walîd [Ibn Rochd] dans le Facl
el maqâl. Voir plus haut, p. 32, n. 3.
(5) ô^^ 21 - hodoûtsy production, apparition à l'existence après n'avoir
pas existé.
— 103 —
établir que « la discussion sur ce point entre les Motékal-
lemîn açh'arites (c'est-à-dire orthodoxes) et les philosophes
anciens se réduit presque à une querelle de mots » (i).
Ceux-ci déclarent le monde éternel ; ceux-là soutiennent
qu'il est produit. Mais l'opposition n'est pas aussi grande
qu'il peut sembler. Les ActTarites ne veulent pas dire que
le monde soit apparu après un temps vide où il n'existait
pas, puisque, dans leur doctrine, le temps, inséparable
desmouvements etdescorps,aété/?ro<iM^avecle monde (2),
La différence est que pour eux, comme pour Platon, le
temps est fini dans le passé, ainsi que l'histoire du monde,
tandis que pour les falâcifa, comme pour Aristote, l'un et
l'autre sont infinis (3). En somme, les deux partis con-
viennent que le monde dans son ensemble représente une
existence intermédiaire entre celle de Dieu, qu'ils s'ac-
cordent pour appeler éternel, et celle des corps dont la
naissance est perçue par les sens, animaux, plantes, eau,
air, etc., qu'ils s'accordent pour appeler [êtres] produits.
De même que l'Être éternel, le monde dans son ensemble
s'oppose aux êtres produits, en ce qu'il n'est pas formé de
quelque chose, c'est-à-dire d'une matière préexistante, et
qu'aucun temps ne Ta précédé. Mais, de même que les
êtres produits, il s'oppose à Dieu, en ce qu'il vient de
quelque chose, c'est-à-dire d'un agent (4). « Ceux aux
yeux de qui sa ressemblance (la ressemblance de l'existence
du monde) avec T[Etre] éternel l'emporte sur sa ressem-
blance avec P[être] produit, appellent cette [existence]
éternelle, et ceux aux yeux de qui l'emporte sa ressem-
blance avec l'fêtre] produit l'appellent produite, bien
qu'elle ne soit ni véritablement produite, ni véritablement
éternelle : car ce qui est véritablement produit est néces-
(i) Page 32, 1. i5 à 1. 18.
(2) Cf. ELGhazâlî, Tahâfot el-falâcifa, éd. du Caire, i3o2, p. Ifi, 3 e av.-
dern. 1. et suiv.
(3) Page 33, 1. 6 à 1. 16.
(4) Page 32,1. i5, à p. 33, 1. 6.
— 104 —
sairement corruptible, et ce qui est véritablement éternel
dans le passé n'a pas de cause (1). » Il ne s'agit donc guère
que d'une querelle de mots. En tout cas, « ces doctrines
ne sont pas si éloignées Tune de l'autre qu'on [puisse]
taxer Tune d'infidélité et non [l'autre] » (2). Il faudrait pour
cela qu'elles fussent diamétralement opposées, comme le
croient, à tort, les Motékallemîn (3).
Enfin, abordant la troisième question, relative au carac-
tère allégorique du dogme de la résurrection des corps,
Ibn Rochd déclare qu'entre les deux catégories fondamen-
tales de textes, celle dont le sens extérieur ne comporte,
pour personne, aucune interprétation, et celle dont l'inter-
prétation, interdite au vulgaire, est au contraire obligatoire
pour les hommes de démonstration, il en existe « une
troisième, indécise entre les deux autres, et au sujet de
laquelle il peut y avoir doute (4), à cause de la difficulté et
de l'obscurité de ces textes » (5) : certains spéculatifs, par
exemple les Ach'arites, les rangent dans la première caté-
gorie; d'autres, non moins orthodoxes, les classent dans la
seconde, par exemple Aboû Hâmid [El-Ghazâlî], ainsi
qu'un grand nombre de Çoûfis (6), mais ils en donnent des
interprétations très diverses. Il arrive même à El-Ghazâlî
d'en proposer deux interprétations à la fois (7). Cette ques-
tion, conclut Ibn Rochd, appartient évidemment à la caté-
gorie qui comporte une diversité d'opinions (8), et ceux
qui s'y trompent sont excusables.
Ibn Rochd applique, en effet, aux questions de ce genre,
une curieuse théorie de Terreur et de l'excuse légitime en
(i) Page 33, 1. 18 à 1. 25.
(2) Page 33, 1. 27 à 1. 29.
(3) Page 33, 1. 29 à 1. 36. Ibn Rochd tire ensuite argument de certains
versets du Qoran.
(4) Page 38, 1. 20 à 1. 22.
(5) Page 38, 1. 26 et 27.
(6) Page 38, 1. 22 à 1. 26; p. 3 9 , 1. 2 à 1. 9.
(7) Pa g e 3 9» 1. 9 à !• "•
(8) Page 38, dern. 1., et p. 3g, 1. 1.
— 105 —
matière d'erreur; théorie dans laquelle nous trouvons
combinées la conception aristotélicienne du libre arbitré
et la doctrine musulmane de Yidjtihâd.
On sait que pour Aristote, comme pour Platon, la vérité
clairement aperçue est, pour la volonté d'un être raison-
nable, absolument déterminante. S'il y a lieu à une cer-
taine contingence dans les actions de l'homme, de l'enfant
et des animaux, cela tient plutôt à une imperfection qu'à
une supériorité de leur nature : car chez les êtres animés
les plus parfaits, les sphères célestes (1), nous retrouvons,
comme dans les quatre éléments sublunaires, une com-
plète détermination (2). C'est à cette conception du philo-
sophe grec que se réfère évidemment lbn Rochd, lorsqu'il
déclare ici que « l'assentiment venant d'une preuve qu'on
a présente à l'esprit est nécessaire [et] non libre,... qu'il
n'est pas en nous de le refuser ou de l'accorder, comme il
est en nous de nous tenir debout ou non » (3) ; et que, par
suite, « la liberté étant une condition de la responsabilité,
celui qui acquiesce à une erreur en conséquence d'une
considération qui s'est présentée à son [esprit] est excu-
sable, s'il est homme de science » (4).
Cette restriction constitue une curieuse application de
la doctrine musulmane de Yidjtihâd, à laquelle lbn Rochd
lui-même va d'ailleurs faire expressément allusion. Pour
justifier cette condition paradoxale de l'excuse légitime
en matière d'erreur philosophique, il invoque, selou sa
coutume, un texte sacré, un hadîts du Prophète : « Quand
le juge, ayant fait tout ce qui dépendait de lui, atteint le
(i) douées chacune d'une âme, d'une intelligence et d'un intellect très
supérieurs aux nôtres, unis à un corps que ne peut atteindre ni la cor-
ruption ni le changement, et qui n'est susceptible que du mouvement cir-
culaire dans l'espace.
(2) Cf. Apio-TOTÉXou; izzp\ 4' u "/^ < î- -Aristote, Traité de l'Ame, trad. et annoté
par G. Rodier. Paris, 1900. 2 vol., vol. II, p. 90, 1. 3 à 1. 11, avec les
références que donne l'auteur.
(3) Page 34, 1. 29 à 1. 33.
(4) Page 34, av.-dern. 1., à p. 35, 1. 2.
— 106 —
vrai, il a une récompense double ; s'il s'en écarte, il a une
récompense [simple] ». « Et quel juge, s'écrie Ibn Rochd, a
une [tâche] plus grande que celui qui juge si l'Univers est
tel ou n'est pas tel? Ces juges sont les savants, à qui Dieu
a réservé l'interprétation... dans les choses difficiles sur
lesquelles [il] les a chargés de spéculer (1). » Ainsi donc,
l'homme de démonstration, comme le juge, est excusable
s'il se trompe en ces difficiles questions; bien plus : ils
méritent encore Pun et l'autre une récompense. Mais c'est
à une condition, exprimée dans le hadîts ci-dessus par le
verbe idjtahada, qui signifie : avoir fait tous ses efforts,
tout ce qui était humainement possible, pour comprendre
exactement ce que Dieu, par les textes sacrés, a voulu faire
entendre aux hommes; par suite, être compétent pour
expliquer le sens de ces textes (2). L'homme qui s'avise de
(i) Page 35, 1. 3 à 1. n.
(2) D'où le participe présent actif J^Xsï* modjtahid (plur. modjtahi-
dîri), qui est compétent. — Les Musulmans admettent trois degrés d'idj-
tihâd, dont chacun exige un certain ensemble de conditions : i° L'idjtihâd
absolu, qui confère le titre de fondateur d'école juridique; 2 Vidjtihâd
d'école, propre à quelques grands disciples, et qui leur a donné droit
d'élaborer le système du fondateur de l'école à laquelle ils appartiennent;
3° Vidjtihâd dans les questions, qui permet seulement de trancher cer-
taines questions d'ordre secondaire, laissées sans réponse par les modj-
tahidîn des deux degrés précédents, conformément à la méthode générale
par eux formulée. — Au-dessous des modjtahidîn, on distingue trois
autres classes de jurisconsultes, appelés moqallidîn (plur. de moqallid),
c'est-à-dire enchaînés à l'autorité (des modjtahidîa) : ce sont de purs
commentateurs. Puis vient le simple qâdhî ou juge proprement dit, dont
la fonction est d'appliquer à chaque cas particulier, par un jugement
appuyé sur des citations de ces commentateurs, les règles successive-
ment déduites par ces six classes de jurisconsultes (Lire dans le Journal
Asiatique, fév.-mars i85o, 4 e série, t. XV, l'article de Mirza Kazim Beg
intitulé : La marche et les progrès de la jurisprudence parmi les sectes
orthodoxes musulmanes). — Dans tout ce passage, Ibn Rochd, qui joue
à dessein sur le double sens, juridique et philosophique, des termes f^^-
hakama, juger, ^la>- hâkim, juge, paraît désigner à la fois par le mot
juge les modjtahidîn, leurs commentateurs, et les juges proprement dits
ou qâdhis, en un mot quiconque est qualifié pour prononcer à un titre
quelconque sur le licite et le défendu. Cependant, dans la seconde moitié
du passage, quand il exige (p. 35, 1. i4 et i5) de celui qu'il appelle le
— 107 —
juger sur le licite et le défendu sans posséder la compé-
tence juridique, sans « réunir préalablement les conditions
de Yidjtihâd, à savoir la connaissance des principes fonda-
mentaux et la connaissance de la déduction qui opère sur
ces principes au moyen du syllogisme » (1), et qui se
trompe dans son jugement, « n'est pas excusable » (2). De
même, et à plus forte raison (3), celui qui, sans réunir les
conditions requises pour être homme de démonstration,
sans « connaître les principes intellectuels et les procédés
de déduction qui s'y appliquent », se mêle de philosophie,
d'interprétation démonstrative des textes sacrés, et qui se
trompe dans ses interprétations, celui-là « n'a pas d'excuse :
c'est un pécheur ou un infidèle » (4). Mais celui qui, ayant
vraiment conscience devoir fait tous ses efforts pour
acquérir la connaissance des principes rationnels et de
la méthode démonstrative, possède, en quelque sorte,
Yidjtihâd philosophique, et qui applique de son mieux
cette méthode à l'interprétation philosophique de textes
sacrés difficiles et obscurs, celui-là, s'il se trompe, ne
saurait être répréhensible : puisque la vérité rationnelle,
dès qu'elle est nettement conçue, emporte irrésistiblement
l'assentiment, s'il acquiesce à une erreur c'est que, malgré
tous ses efforts, il n'a pu voir qu'une partie de la vérité,
qui s'impose à lui, et qu'il prend, à son corps défendant,
juge la connaissance de la sonna (c'est une des conditions de Yidjtihâd
aux trois degrés) et « les conditions de Yidjtihâd, à savoir la connais-
sance des principes fondamentaux [Qoran, hadîts, idjmâ'] et la connais-
sance de la déduction qui opère sur ces principes au moyen du syllo-
gisme », il ne paraît plus penser qu'aux modjtahidin.
(i) Page 35, 1. 19 à 1. 22.
(2) Page 35, 1. i5.
(3) Page 35, 1. 22.
(4) Page 35, 1. 17. — Un pécheur, sans doute, s'il n'est coupable que
par ignorance, par légèreté, s'il se persuade à tort qu'il réunit les con-
ditions requises pour «juger sur l'Univers », pour interpréter les textes;
un infidèle si, ayant conscience de son incompétence, il n'hésite point à
passer outre, par un sentiment de folle présomption, de révolte contre
les ordres divins. — Cf. Manâhidj, p. iro, 1. 2.
— 108 —
pour la vérité totale. Son erreur n'est donc imputable qu'au
manque d'étendue de l'intelligence humaine, astreinte à
penser le vrai par fragments successifs.
Tel est le dernier mot de cette curieuse théorie de l'er-
reur et le dernier mot de tout le traité : Tolérance religieuse
et liberté de penser, mais en faveur des seuls philosophes.
Pour le vulgaire, obéissance aveugle à la lettre de tous les
textes obscurs. Défense enfin, sous menace du bras sécu-
lier, de divulguera qui n'est pas en état de les comprendre,
les interprétations même vraies, et de catéchiser la masse
par d'autres arguments que ceux qui figurent dans les
textes sacrés. C'est à ces conditions seulement que dispa-
raîtront les hérésies, et que peut s'établir dans l'Islam,
pour le plus grand bien de l'une et de l'autre, l'accord de
la philosophie et de la religion.
En somme, le traité que nous venons d'analyser etqu'lbn
Rochd a consacré, sous le nom de Façl el-maqâl, à exposer
méthodiquement la question des rapports entre la religion
et la philosophie, ne contient pas un seul mot qui indique,
dans la pensée de l'auteur, une subordination quelconque
de la philosophie à la religion. La doctrine philosophique
qui s'en dégage est un rationalisme sans réserve.
Ibn Rochd, dans ce traité, s'est placé au point de vue de
la spéculation religieuse. C'est dans les textes révélés eux-
mêmes qu'il a trouvé les titres de souveraineté de la raison
et de la philosophie. En prescrivant l'étude de la philoso-
phie aux esprits d'élite, en leur faisant une obligation de
l'étudier jusque dans les livres d'anciens peuples païens,
Dieu a proclamé, dans le Qoran même, l'infaillibilité et la
suprématie de la spéculation philosophique. Philosophie
et religion sont vraies l'une et l'autre, chacune en son
genre, et ne peuvent jamais se contredire qu'en apparence ;
mais, c'est le Qoran qui le déclare, ces deux sortes de
vérité ne sont point égales en dignité : la vérité philoso-
phique est à la vérité religieuse ce que l'élite est à la
masse, ce que la raison est à l'imagination et à l'émotion,
— 109 —
ce que l'idée pure, adéquate, est à l'image, au symbole.
Aussi, en cas de conflit apparent — nous avons vu avec
quelle force lbn Rochd insiste sur ce point (1), — le texte
révélé doit-il toujours céder le pas, en se prêtant, chez les
esprits d'élite, à l'interprétation philosophique, démons-
trative : dans les esprits capables de raisonnement, la foi
aveugle doit disparaître devant l'évidence de la raison,
comme la douteuse clarté de la lune devant le resplendis-
sant éclat du soleil, auquel elle n'empruntait que quelques
rayons affaiblis. Peut-être vaudrait-il mieux dire que le
symbole révélé, la religion, indispensable à la masse, est
utile, mais que la philosophie seule est pleinement vraie.
Si Ton voulait, à toute force, découvrir dans ce traité
quelque trace de subordination de la philosophie à la
religion, de la raison à l'autorité, je ne vois que trois pas-
sages qu'on puisse être tenté d'alléguer :
1° Il y a dans la Loi divine, dit lbn Rochd, des textes
que nul n'a le droit d'interpréter et qui doivent être pris
dans leur sens extérieur par tous les hommes sans
exception, y compris les philosophes (p. 36, 1. 7 à 1. 9, et
p. 37, 1.8 à 1. 17);
2° Il ne saurait être licite de se fonder sur la démonstra-
tion pour interpréter des choses que les docteurs d'une
époque ont été unanimes à prendre dans leur sens exté-
rieur, ou inversement, pour prendre dans leur sens exté-
rieur des choses qu'ils ont été unanimes à interpréter
(p. 28, 1.8 à 1.10);
3° L'interprétation philosophique d'un texte révélé ne
doit jamais, sous peine d'infidélité, aller jusqu'à nier
l'existence de la chose énoncée dans le texte, par exemple
de la vie future : elle ne peut porter que sur sa manière
d'être (p. 39, 1. 14 à 1. 19).
Prises en elles-mêmes, isolées des développements dont
elles font partie, ces trois propositions donneraient à
(i) Voir plus haut, p. 59, 1. 3 à 1. 5.
— 110 —
croire, peut-être, que selon Ibn Rochd, la raison n'est
admise à exercer, dans le domaine religieux, son droit
d'interprétation, qu'entre certaines limites. Mais l'auteur
a pris soin de joindre à chacune d'elles, dans le contexte
même, un commentaire qui ne laisse place à aucun malen-
tendu.
Les textes que nul ne peut interpréter sont précisément
les textes relatifs, nous dit Ibn Rochd, « aux choses à la
connaissance desquelles conduisent égalementles diverses
méthodes d'argumentation (oratoire, dialectique, démons-
trative), et dont la connaissance est, de cette manière,
accessible à tous : par exemple, la reconnaissance de l'exis-
tence de Dieu, de la mission des prophètes, de la béatitude
ou des tourments de la vie future » (1). On voit, sans qu'il
soit besoin d'insister, combien il s'en faut que de pareilles
vérités dépassent la portée de la raison. Le philosophe qui
s'aviserait de leur refuser son assentiment et de les consi-
dérer comme des allégories (2) serait inexcusable (3),
parce qu'il méconnaîtrait de véritables truismes, acces-
sibles à la grossière intelligence du vulgaire aussi bien
qu'au raisonnement du métaphysicien, et non parce qu'il
refuserait d'humilier sa raison devant une vérité d'ordre
transcendant et surnaturel, devant un mystère.
Quant à Xidjma ou accord unanime des docteurs com-
pétents, Ibn Rochd, puisqu'il se proposait de mettre d'ac-
cord la philosophie et la religion sans détruire naturelle-
ment ni l'une ni l'autre, ne pouvait, si rationaliste fût il, le
rejeter ouvertement : c'eût été rejeter la religion musul-
mane elle-même, dont l'idjmâ' constitue l'un des articles
les plus fondamentaux (4). Force lui était donc de recon-
naître l'idjmâ' en principe. Mais il a soin de rendre com-
plètement illusoire cette entrave théorique à la liberté du
(i) Page 36, 1. n à 1. i5.
(2) Page 3 7 , 1. i4 à 1, 17.
(3) Page 36, 1. 6.
(4) Voir plus haut, p. 97, dern. 1 4 , à p. 98^ 1. i5.
— 111 —
philosophe, en montrant que l'accord unanime ne peut
jamais être constaté avec certitude en matière spéculative,
et qu'il n'engage absolument à rien tant qu'il est seulement
présumé.
De même enfin, Ibn Rochd ne pouvait, sans ruiner
complètement la religion, s'abstenir de déclarer que l'in-
terprétation philosophique d'un point de dogme porte
seulement sur la manière d'être de la chose, et ne doit
jamais aller jusqu'à la négation de son existence. Mais il
ne laisse entrevoir nulle part, dans ce traité, que la révé-
lation enseigne l'existence de choses que la raison eut été
incapable de découvrir par ses propres forces. Les mots
de mystère et de miracle n'y sont jamais prononcés (1). 11
n'y est jamais fait allusion à un ordre de vérités qui passe-
raient la raison, que la révélation prophétique pourrait
seule enseigner, et devant lesquelles l'entendement du
philosophe lui-même devrait humblement s'incliner.
En résumé, le Façl el-maqâl d'Ibn Rochd est le plus
profond commentaire qu'on ait jamais donné de cette
formule célèbre : Il faut une religion pour le peuple. S'il
n'existait sur terre que des philosophes en possession de
toute la philosophie, une révélation divine n'aurait aucune
raison d'être. La raison, la philosophie, se suffit à elle-
même ; au contraire la révélation, la religion, ne trouve
que dans la philosophie l'interprétation adéquate des
symboles dont elle a pour mission d'envelopper, à l'inten-
tion du vulgaire, la vérité nue. Loin de subordonner en
quoi que ce soit la philosophie à la religion, ce traité, en
somme, subordonne catégoriquement la religion à la phi-
losophie. Je ne crois pas qu'on y rencontre un seul mot
pouvant donner ouverture à une autre doctrine.
(i) Il y est cependant question de la nature miraculeuse des arguments
communs employés par le Qorau. Mais voir plus loin, p. ia5, 1. 4 à
dern. 1.
CHAPITRE II
Textes divergents.
Deux autres ouvrages d'Ibn Rochd, les Manâhidj el-
adilla et le Tahâfot et-tahâfot, consacrent épisodique-
ment d'importants développements à la question de l'ac-
cord entre la religion et la philosophie.
Parmi les passages de ces deux traités qui se rapportent
à cette question, les uns ne vont guère qu'à confirmer, en
précisant certains détails, la doctrine du Façl el-maqâl.
D'autres semblent s'en écarter et soulèvent des difficultés
nouvelles. Indiquons d'abord les premiers. En même
temps, à mesure que nous aurons achevé d'examiner tous
les textes afférents à Tune des questions auxquelles donne
lieu l'attitude d'ïbn Rochd vis-à-vis de la Loi religieuse,
nous commencerons, chemin faisant, à dégager certaines
conclusions.
« Les religions tendent au même but que la philoso-
phie, par une voie accessible à tous; elles sont donc né-
cessaires, selon les falâcifa. Car la falsafa joue le rôle de
maîtresse de félicité pour une partie seulement des hommes
intelligents, pour ceux dont l'occupation est l'étude de la
philosophie; tandis que les religions ont en vue l'ensei-
gnement de tous les hommes sans exception (1). »
Il y a donc essentiellement deux classes d'hommes : le
vulgaire, accessible aux seuls arguments oratoires, et
l'élite, c'est-à-dire les philosophes, seule capable de rai-
(i) Tahâfot et-iakâfoi, p. m, 1. 25 à 1. 27.
— 114 —
sonnements démonstratifs. Incidemment, Ibn Rochd a
mentionné, dans le Façl el-maqâl, une troisième classe
d'esprits, intermédiaire entre les deux autres, et apte non
seulement aux arguments oratoires mais aussi aux argu-
ments dialectiques. Il s'est borné à déclarer que, pour
cette catégorie d'esprits, peut-être est-ce un devoir de con-
naître les interprétations du premier degré, à condition
de ne les point divulguer à la masse (1). Mais qui sont, au
juste, ces dialecticiens ? La réponse à cette question, qu'on
chercherait en vain dans le premier traité (2), Ibn Rochd
la donne dans les Manâhidj avec toute la clarté dési-
rable (3). Il n'y a d'ambiguïté, dit-il d'abord, dans les textes
sacrés, ni pour le vulgaire, qui n'aperçoit point les contra-
dictions et les difficultés, ni pour les philosophes, qui les
aperçoivent et les résolvent. L'ambiguïté n'existe que pour
les esprits de la catégorie intermédiaire, qui aperçoivent
les difficultés mais ne peuvent les résoudre (4). Tandis
que les savants (5) et la masse représentent les esprits
sains, et forment les deux véritables catégories d'hommes,
ceux-là sont des esprits malades, heureusement peu nom-
breux, car les malades sont le petit nombre (6). Salutaire
pour la majorité, l'enseignement religieux n'est nuisible
qu'à eux seuls, comme le pain de froment, salutaire au
plus grand nombre des corps humains, se trouve être
nuisible pour un petit nombre, pour certains malades (7).
C'est eux que vise le Très-Haut par ces mots : « Il n'égare
(i) Façl el-maqâl, p. 44> 1. 5 à 1. 7, et 1. 22 à 1. 2l\. — Voir plus haut,
p. 7 3, 1. 10 à 1. 24; p. 77.
(2) A peine la laissait-il partiellement entrevoir en ajoutant : a Dans
ce genre rentrent certaines interprétations des Ach'arites et des Mo*ta-
zilites » (p. 44» 1. 7)'
(3) Manâhidj, pp. IV, 1. 3 du bas, à p. vr, 1. 10 ; trad. ail., p. 64, 1. 4
du bas, à p. 69, 1. 8.
(4) Ibid., p. iv, 1. 3 du bas, à p. 1A, 1. 4; trad. ail., p. 64, 1. 4 du bas,
à p. 65, 1. 5.
(5) Ibn Rochd dit indifféremment les savants ou les philosophes.
(6) Manâhidj, p. TA, 1. i3 à 1. i5; trad. ail., p. 65, 1. 20 à 1. 22.
(7) Ibid., p. 1A, 1. 5 à 1. 74 trad. ail., p. 65, 1. 5 à 1. 10.
— 115 —
par là que les impies » (1). C'est d'eux qu'il parle lorsqu'il
dit : « Quant à ceux qui ont dans le cœur une propension à
Terreur, ils s'attachent à ce qui s'y trouve d'ambigu, par
amour de la sédition (2) » : « ce sont, ajoute Ibn Rochd,
les hommes de dialectique et de kalâm (3) », c'est-à-dire
les motékallemîn, les théologiens. Leur crime est de dé-
clarer ambigus pour tous des textes qui sont une pure mer-
veille de clarté (4), de clarté oratoire, populaire en quelque
sorte, et d'en détruire l'efficacité miraculeuse sur les
hommes du vulgaire, en leur divulguant des interpréta-
tions, généralement fausses d'ailleurs, qu'ils veulent im-
poser à tous, prétendant qu'elles -représentent la pensée
véritable du Législateur. Ils causent ainsi à la religion le
plus grand mal qu'on puisse lui faire (5). Ces gens, ajoute-
l-il pour illustrer ce développement par une comparaison,
agissent vis-à-vis de la Loi religieuse comme quelqu'un
qui, rencontrant la formule d'un remède composé par un
habile médecin pour conserver la santé de tous les hommes
ou de la plupart, et s'accommodant mal de ce remède, à
cause d'une dépravation, assez rare, de son organisme,
prétendrait interpréter à sa manière le nom d'un des ingré-
dients qui le composent, affirmant que tel était le véritable
ingrédient désigné sous ce nom par le premier médecin.
Un autre vient ensuite, qui, pour obvier aux désordres
causés dans les organismes des gens par le remède ainsi
altéré, propose une nouvelle interprétation du nom de
l'un des autres ingrédients du remède; d'où résulte pour
(i) Qoran, II, 24, cité par Ibn Rochd, ibid., p. 1A, 1. 7 et 8 ; trad. ail.,
p. 65, 1. 10 et 11.
(2) Qoran, III, 5. Cité par Ibn Rochd, ibid., p. TA, 1. 7 du bas et 1. 6
du bas; trad. ail., p. 65, 1. 16 du bas et i5 du bas. Cf. supra, p. 59, 1. 8
du bas, à p. 61, 1. i5.
(3) Manâhidj, p. 1A, 1. 6 du bas et 5 du bas; trad. ail., p. 65,1. i4 du
bas. — Kalâm, théologie scolastique ; mot de même racine que motc-
kallim (au plur. motckallemin), théologien scolastique.
(4) Ibid. y p. TA, av.-dern. et dern. 1. ; trad. ail., p. 65, 1. 'M) à 1. 8 du bas.
(5) Ibid., p. 1A, 1. 5 du bas, à p. i% 1. 5; trad. ail., p. 65, 1. 29, à
p. 66, 1. 1.
— 116 —
les gens une nouvelle maladie, et ainsi de suite. Si bien
qu'enfin ce précieux remède perd, pour la plupart des
gens, l'utilité attendue (1). Tel est le traitement qu'ont
fait subir successivement à la Loi divine les Khârédjites
d'abord, puis les Mo'tazilites, fondateurs du kalâm, puis
les Ach'arites, c'est-à-dire les théologiens orthodoxes,
puis les Çoûfis. Enfin est venu El-Ghazâlî, et le fleuve a
submergé les cités ; car il a divulgué à la masse, sous cou-
leur de la réfuter, la philosophie tout entière, dans la me-
sure où il la comprenait (2).
Un premier point, donc, nous est maintenant acquis. Il
pouvait sembler naturel de ne pas distinguer entre la reli-
gion et la théologie; aussi, presque tous les critiques ont-
ils imputé à un sentiment d'hostilité contre la religion les
attaques fréquentes et vigoureuses dirigées par Ibn Rochd
contre les théologiens, en particulier contre les théologiens
musulmans, orthodoxes ou hétérodoxes. C'était, nous le
voyons, commettre un grave contre-sens. Ibn Rochd est
bien éloigné de confondre la religion et la théologie, ou
de les regarder d'un même œil. Dans la grande division
tripartite des arguments et des esprits, elles forment, nous
venons de le voir, deux catégories différentes, opposées
entre elles comme la santé et la maladie. La religion est
l'instrument divin du salut de l'humanité. La théologie,
loin de se confondre avec la religion, ou d'en représenter
une forme supérieure, n'en est qu'une perversion funeste.
Impossible à un philosophe catholique, pareille attitude
est parfaitement légitime chez un philosophe musulman,
car la religion de l'islam ne reconnaît aux théologiens au-
cune autorité dogmatique (3). Ibn Rochd pouvait donc dis-
cuter avec eux sur un pied d'égalité touchant les dogmes
(i) Ibid., p. 1% 1. 8, à p. V*, 1. 6; trad. ail., p. 66, 1. 4 à av.-dern. 1.
(2) Ibid., p. V«, 1. 6, à p. vr, 1. 10; trad. ail., p. 6ty i av.-dern. 1., à
p. 69, 1. 8.
(3) Cf. Miguel Asiu, El averroismo teolôgico de Santo Tomâs..., p. 3o4,
1. 6 à 1. 12.
— 117 —
religieux, imputer à leurs querelles indiscrètes les maux
dont souffrait la religion musulmane, et retourner contre
eux l'anathème.
Il faut également signaler un long passage, qui forme
la fin des Manâhidj , et dans lequel Ibn Rochd range en
cinq catégories toutes les idées qui se trouvent dans la
Loi divine, selon que ridée est, ou non, identique à la
chose signifiée, et qu'on connaît ou non, d'une connais-
sance prochaine, que l'idée exprimée est ou n'est pas un
symbole; puis il indique, dans chaque cas, ce qui est per-
mis en fait d'interprétation et à quelle catégorie d'hommes
cela est permis. De ce long développement, qui complète
un passage analogue du Façl el-maqâl (p. 42. 1. 22, à p. 43,
1. 3 du bas), nous ne retiendrons qu'un point :
A propos de la seconde de ces cinq catégories, celle où
Ton connaît d'une connaissance prochaine, que Pidée ex-
primée est un symbole et de quoi elle est un symbole, Ibn
Rochd déclare que l'interprétation des textes de ce genre
en est le but même, et que, par conséquent, il est obliga-
toire de la divulguer. Nous reconnaissons, plus claire-
ment exprimée, la restriction énoncée par Ibn Rochd dans
le Façl el-maqâl, lorsqu'à la formule générale : « On ne
doit rien interpréter à l'intention du vulgaire » il ajoutait
cette réserve : « sauf quand l'interprétation est claire en
elle-même, je veux dire d'une clarté commune à tous » (1).
Mais Ibn Rochd, que nous avons vu tout à l'heure, en
déniant pour ainsi dire aux théologiens, aux dialecticiens,
le droit à la vie, ouvrir tout béant l'hiatus entre les savants,
qui peuvent interpréter tout ce qui admet interprétation, et
le vulgaire, qui ne pourrait rien interpréter, ne se contente
pas de cette atténuation. Dans la suite même du passage
que nous analysons, il va combler de nouveau le vide qu'il
paraissait, un instant, vouloir maintenir : il y donne, en
effet, des règles pour le traitement des esprits atteints du
(i) Façl el-maqâl. p. 5o,l. i3 à 1. 17. — V.plushaut,p.8G, 1. 5,etp.87,l. 19.
— 118 —
mal dialectique, reconnaissant ainsi implicitement leur
droit d'exister.
Il distingue môme plusieurs classes d'esprits dialec-
tiques, qu'il faut traiter différemment. A ceux du premier
degré, dont le doute, en présence d'un symbole, est fa-
cile à dissiper, et qui montrent une docilité suffisante,
il faut dire : « Ce texte a un sens obscur, qu'on ne peut
connaître si l'on n'est profondément savant (1), et le plus
sûr, au point de vue religieux, est de ne point chercher à
interpréter les passages de ce genre » (2). On s'efforcera
même de détruire dans leur esprit les raisons pour les-
quelles ils pensaient que cette énonciation est un sym-
bole (3). Quant à ceux dont le doute est plus exigeant, on
devra donner au besoin dialectique de chacun d'eux un
aliment (4) plus ou moins substantiel, proportionné à la
force même de ce besoin, en choisissant, parmi quatre de-
grés successifs d'interprétation dialectique, empruntés par
Ibn Rochd, de son propre aveu, à El-Ghazâlî, la forme
d'interprétation qui semble plus propre à le satisfaire (5).
(i) Manâhidj, p. iro, 1. u et 12; trad. ail., p. 116, av.-dern. et dern.
1. — Voir plus haut, p. 77, 1. 14 à 1. 18 et n. 3.
(2) Ibid.y p. in, 1. 7 du bas et 6 du bas ; trad. ail., p. 117, av.-dern. 1.
(3) Ibid.y p. in, 1. 6 du bas et 5 du bas; trad. ail., p. 117, dern. 1.
(4) Ibid.y p. in, 1. 5 du bas et 4 à\x bas; trad. all. } p. 118, 1. 1 et 2.
(5) Ibid., p. iro, 1. 12, à p. in, 1. 11; trad. ail., p. 116, dern. 1., à
p. 117, 1. 10 du bas. — Ibn Rochd distingue ici, à la suite d'El-Ghazâlî,
cinq formes d'existence que l'on peut attribuer à une même chose : essen-
tielle [ou substantielle], sensible, imaginative, intelligible, probléma-
tique. L'interprétation, nous l'avons vu, porte sur le mode d'existence
de la chose en question, et ne peut jamais aller, sous peine d'infidélité,
jusqu'à la négation de son existence (Façl el-maqâl, p. 3o, 1. 14 à 1. 22).
A ceux donc qui regarderont comme impossible que l'existence signifiée,
dans tel texte sacré, soit l'existence essentielle [ou substantielle], « je
veux dire, ajoute Ibn Rochd, l'existence hors de l'esprit », on concédera
que le mode d'existence signifié peut bien être, suivant le cas, l'existence
sensible (c'est-à-dire sentie mais non réelle, en d'autres termes halluci-
natoire), ou imaginative, ou intelligible, ou problématique {Manâhidj,
p. iro, 1. 7 du bas et 6 du bas, à p. in, 1. 4î trad. ail., p. 117, 1. 5 à
1. 20). Cela fait quatre degrés successifs d'interprétation dialectique. —
Notons, enfin, qu'en marge de cette classification des croyants, notre phi-
— 119 —
ce Ce dernier moyen, ajoute-t-il, paraît être le meilleur pour
dissiper le doute né dans l'âme à ce sujet (1). Mais il offre
le grave inconvénient d'engendrer des croyances singu-
lières, éloignées de la lettre de la Loi religieuse, qui
peuvent venir à se propager et à être désavouées par la
masse. C'est ce qui est arrivé, par exemple, auxÇoûfis... » (2).
— Ibn Rochd établit donc, entre la foi naïve et l'interpré-
tation philosophique, cinq formes successives d'interpré-
tation simplement persuasive, dont une d'un caractère
oratoire, à l'usage du vulgaire lui-même, et quatre d'un
caractère dialectique. Il n'a jamais songé, en somme, ni à
donner à la théologie droit de cité dans l'État idéal, à côté
de la philosophie et de la religion, ni à la bannir entière-,
ment de l'État réel, dans lequel se rencontreront toujours
un petit nombre d'esprits malades, qu'on ne peut ni sim-
plement éliminer ni complètement guérir. Il l'accepte à
son corps défendant, comme un remède dangereux, comme
un mal nécessaire, propre à éviter parfois de plus grands
maux.
Notons encore que dans ces deux traités, l'auteur insiste
beaucoup plus que dans leFaçl et-maqâl sur le rôle éthique
et social de la religion. Le but des religions est, dit-il,
identique à celui de la philosophie : assurer le bonheur
des hommes en ce monde et dans l'autre (3). Mais la phi-
losophie, qui s'adresse aux seuls savants, a pour but à la
fois le savoir et l'action, tandis que les enseignements des
religions, destinés à la masse, n'ont pour but essentiel
que l'action; de sorte qu'en religion, ce qui est plus utile
losophe fait une place à part aux infidèles qui, plus ou moins nourris de
dialectique, dirigent des objections contre certains textes de la Loi. « Il
ne sera pas difficile, dit-il, à un homme de démonstration, de leur tenir
tête par des arguments qui les réduisent au silence. » (Tahà fut et-tahâfot,
"p. Il*, dern. 1., et p. III, 1. r.)
(1) Manâhidj^ p. I ro, 1. 9 du bas; trad. ail., p. 117, 1. 2 et 3.
(2) Ibid., p. in, 1. 4 du bas à 1. 2 du bas ; trad. ail., p. 1 [8, 1. 3 à 1. G.
(3) Tahâfot et-tahâfot, p. m, 1. u à 1. 19, 1. 24, etl. 25 à 1. 27. — Cf.
Ibn Thofaï'I, Hayy ben Yar/dhân, p. 1 i/|, 1. i5 à 1. 23.
— 120 —
pour l'action est préférable (1). En d'autres termes, l'en-
seignement dogmatique donné par les religions n'a point
pour fin, comme celui de la philosophie, la vérité spécula-
tive, mais seulement l'utilité morale de tous pour la vie
présente et pour la vie future. La meilleure religion n'est
pas la plus vraie, si Ton entend par là celle dont les dogmes
se rapprochent le plus des enseignements de la philoso-
phie spéculative, c'est-à-dire celle dont les symboles
couvrent du voile le moins épais les vérités du monde su-
prasensible : la meilleure religion, c'est celle dont les
dogmes sont le plus efficaces pour exciter tous les hommes
aux actions vertueuses, en sorte que ceux qui ont été éle-
vés suivant les principes de cette religion aient une vertu
plus parfaite que les autres (2). Voilà pourquoi la meil-
leure de toutes, qui est la religion musulmane, représente
le Paradis, promis par Dieu à ceux qui le craignent, comme
un jardin où courent des rivières (3). C'est que, pour exci-
ter aux actions vertueuses, il est plus expédient de repré-
senter la vie future sous des formes corporelles que de la
représenter sous des formes spirituelles (4). La science
spéculative n'est nullement nécessaire à la vertu et au sa-
lut. « Si un homme a été nourri dans les vertus que trace
la religion, il est vertueux purement et simplement » (5) :
son salut est donc assuré. « Si [en outre] il a eu le temps
et le bonheur d'arriver [à prendre place] parmi les hommes
d'une science profonde », il va de soi qu'un rang éminent
lui sera réservé parmi les élus (6). Mais, devenu philo-
(i) Manâhidj, p. I e ), 1. 6 à 1. 8; trad. ail., p. 66, 1. 2 à 1. 4.
(2) Tahâfot et-tahâfot, p. l£», 1. i5 à 1. 17.
(3) Tahâfot et-tahâfot, p. 12*, 1. 22 et 23. — Qoran, II, 2 3; III, i3;
IV, 60; X, 9, etc.
(4) Tahâfot et-tahâfot, p. |g., 1. 21 et 22.
(5) Tahâfot et-tahâfot, p. If^, 1. 4 du bas et 3 du bas. — ^^LJjL_> ne
signifie pas ici absolument, mais purement et simplement', cf. le grec à-nkGn;.
(6) Ibn Thofaïl cite, ù ce propos, les versets du Qoran LVI, 10 et 11 :
« Quant à ceux qui auront pris les devants, ils seront placés en avant et
— 121 —
sophe, il doit bien se garder de porter atteinte à la reli-
gion de son pays : ce ne serait pas seulement un crime,
ce serait une folie : « Gomme la catégorie particulière
d'hommes [c'est-à-dire les philosophes] ne peut réaliser,
le plein développement de son être ni obtenir sa félicité
qu'en vivant en société avec la catégorie générale, l'en-
seignement général est nécessaire aux [hommes de la] ca-
tégorie particulière pour exister et pour vivre. En ce qui
concerne le temps de leur enfance et de leur adolescence,
nul n'en doute. Quant à la période où ils se tourneront
vers ce qui [leur] est propre, ils devront, de toute nécessité,
s'abstenir de mépriser Renseignement] qui occupe la [pé-
riode précédente], mais en chercher la meilleure interpré-
tation, [ils devront] savoir que ce qu'a en vue cet enseigne-
ment, c'est le général, non le spécial, et que s'ils divulguent
une difficulté touchant les principes religieux suivant les-
quels ils ont été élevés, ou une interprétation, ils dé-
truisent l'[œuvre des] prophètes (les bénédictions de Dieu
soient sur eux !).'lls méritent donc, entre tous, qu'on leur
applique le nom d 'infidèles , et qu'on leur inflige, dans la
religion suivant laquelle ils ont été élevés, le châtiment
dû à L'infidélité » (1). Ce n'est pas à dire que le respect des
philosophes pour la religion établie puisse être fait d'in-
différence routinière : « Les philosophes, continue Ibn
Rochd, doivent, en outre, choisir la meilleure des [reli-
gions] de leur temps, bien qu'elles soient toutes vraies à
leurs yeux (2), et croire que la meilleure abroge les autres.
C'est pourquoi les philosophes [chrétiens] qui ensei-
gnaient à Alexandrie se firent musulmans quand leur ar-
seront les plus proches [de Dieu] ». (Ibn Thofaïl, Hayy ben Yaqdhân,
p. n6, 1. 19.)
(1) Tahâfot et-tahâfot, p. m, 1. 28, à p. I£«, 1. 1.
(2) Quand Ibn Rochd dit qu'aux yeux des falâcifa les religions sont
toutes vraies, il ne veut point parler de vérité spéculative (Cf. supra,
p. 119, 1. 7 du bas, à p. 120, 1. i4); nous verrons plus loin (p. i23, 1. i
à 1. 8; p. 1^6, 1. i4 à 1. 27, en particulier p. ib\, 1. 16 à 1. a5) ce qu'il faut
entendre au juste par là.
— 122 —
riva la religion de l'islam, et les philosophes qui se trou-
vaient dans l'Empire romain se firent chrétiens quand leur
arriva la religion de Jésus (sur lui soit le salut !) » (1).
Tels sont les principaux passages des Manâhidj et du
Tahâfot qui précisent ou développent certains passages
du Façl e l-maq âl sans en modifier l'esprit.
Déjà pourtant, dans les derniers textes que nous venons
de citer, apparaît une idée nouvelle. Le Façl el-maqâl ne
parle jamais que d'une religion, celle de l'islam. Ce qu'il
disait de la seule religion musulmane, les Manâhidj et le
Tahâfot, généralisant la thèse du premier traité, l'étendent
expressément à toutes les religions révélées. Aux textes
de ce genre que nous avons déjà signalés (2) on peut en
ajouter d'autres (3), en particulier certains textes que nous
citons plus loin (4). 11 ressort de tous ces passages qu'au
lieude considérer la religion musulmane, ainsi qu'il semble
le faire dans le Façl el-maqâl, comme Tunique religion,
lbn Rochd la représente maintenant comme la dernière
(i) Tahâfot et-tahâfot, p. I£», 1. i à 1. [\.
(2) Voir plus haut, p. u3, 1. 10 du bas à 1. 4 du bas; p. 119, 1. 22, à
p. 122, 1. 3.
(3) Par exemple, Tahâfot et-tahâfot, p. IT% 1. 8 du bas : « Les reli-
gions sont nécessaires selon les falàcifa »; Tahâfot et-tahâfot, p. \r*\,
dern. 1. : « Telles sont les limites entre les religions et les hommes de
science »; Tahâfot et-tahâfot, p. 111,1. 1 à 1. 3 : « Telle doit être la
règle de conduite de l'homme de démonstration à quelque religion qu'il
appartienne, et particulièrement s'il appartient à notre religion, cette
[religion] divine dans laquelle aucune question théorique n'est passée
sous silence sans que soit indiquée dans la Loi la solution qu'en donne
la démonstration, mais sur laquelle se tait l'enseignement destiné au vul-
gaire » (Cf. supra, p. 71, 1. 10, à 1. 10 du bas, un texte parallèle du Façl
el-maqâl, p. 26, 1. 36, à p. 27, 1. 3, où il ne s'agissait que de la religion
musulmane); Tahâfot et-tahâfot, p. ir% 1. 27 et 28 : « Nous ne trouvons
pas une seule religion qui ne fasse allusion à ce qui est propre aux phi-
losophes tout en s'attachant particulièrement à ce qui est commun à
tous ». (Cf. un texte parallèle du Façl el-maqâl, p. 42, 1. 20 à 1. 22, où la
même affirmation vise seulement la religion musulmane.)
(4) Voir plus loin, p. 128, 1. 8 à 1. 11; p. 126, \, i3 à 1. 17; p. 127,
1. 12 à 1. 17, 1. 6 du bas et 1. 5 du bas; p. 128, 1. 12 à 1. 12 du
bas.
— 123 —
en date et la plus parfaite d'une série de religions de mieux
en mieux adaptées à leur fin commune, qui est de procu-
rer la félicité à la généralité des hommes en ce monde et
dans l'autre, en les incitant aux actes vertueux par des
préceptes, promesses et menaces, fondés sur des sym-
boles, tout en mettant les hommes de science, par des al-
lusions claires pour eux seuls, sur la voie de la vérité adé-
quate. C'est cette conception, résumée dans les expressions
« omnes leges », « loquentes trium legumquae hodie sunt »,
que Renan a taxée de généralisation hardie (1), et qu'il a
prise pour une preuve d'indifférence religieuse (2). Il ne
s'est pas avisé que cette hiérarchie de trois religions suc-
cessives (3) d'institution divine, de plus en plus parfaites,
et dont chacune abroge les précédentes, est tout simple-
ment la pure doctrine du Qoran. Si notre philosophe mu-
sulman avait, en réalité, professé successivement sur ce
point deux doctrines différentes; si dans le Façl, il s'était
abstenu intentionnellement de nommer aucune autre reli-
gion que celle de l'islam, afin de donner à entendre, par
forme de prétérition, qu'il n'y a aucune autre religion ré-
vélée, que toute autre religion est le fruit d'une imposture,
c'est bien cette dernière doctrine qui constituerait, au
point de vue musulman, la plus caractérisée des hérésies,
que dis-je? l'infidélité la plus caractérisée (4). Une telle
attitude, même momentanée, n'eût pas manqué de soule-
ver chez les contemporains un scandale énorme, dont
l'écho nous serait certainement parvenu. Il n'y a donc pas
(i) Renan, Averr. et Vaverr., p. 166, 1. n.
(2) Renan, ibid., le début de la phrase suivante.
(3) Davantage même, en comptant les religions successivement pro-
mulguées daus les livres révélés à Abraham [Qoran, LXXXVII, 19), aux
Mages (Qoran, IX, 29, voir les commentaires, par exemple El-Baïdhâwî;
cf. Qoran, XXII, i 7 ), aux Çabiens [Qoran, II, 5cj ; V, 7 3 ; cf. XXII, i 7 ).
Sur les Çabiens (Mendaïtes ou Chrétiens de Saint-Jean), voir Chwolson,
Die Ssabier und der Ssabismus. Saint-Pétersbourg, i85fi. 2 vol.; Siouffi,
Études sur la religion des Soubbas ou Sabcens, leurs dogmes, leurs
mœurs. Paris, 1880.
(4) Voir plus loin, p. 124, 1. 21.
— 124 —
à tirer argument de la divergence apparente que nous
avons relevée sur ce point entre la doctrine du Façl el-
maqâl et celle des deux autres traités. Volontaire ou non,
cette omission est sans importance. Involontaire, elle s'ex-
pliquerait suffisamment par la prodigieuse fécondité qui
est un trait commun à la plupart des savants musulmans,
et qui ne saurait aller sans quelque relâchement dans la
composition des ouvrages, sans quelques négligences et
quelques oublis. Volontaire, elle aurait sa raison dans l'ob-
jet même du Façl el-maqâl : en posant la question de Pac-
cord entre la religion et la philosophie, lbn Rochd, dans
ce traité, nous l'avons vu précédemment (1), ne s'intéres-
sait directement, en somme, qu'à l'accord de la falsafa et
de la religion musulmane. Mais cette omission n'est pas
aussi complète qu'il peut sembler à un lecteur insuffisam-
ment averti. S'il ne distingue jamais expressément plu-
sieurs religions révélées, du moins le Façl nomme-t-il
une fois, au pluriel, les prophètes, en inscrivant « la mis-
sion des prophètes » parmi les principes fondamentaux de
la religion, connus également par les trois méthodes, et
dont la négation est infidélité (Façl el-maqâl, p. 36, 1. 14
et 15). Or les prophètes autres que Mohammed sont les
fondateurs ou propagateurs des religions qui ont précédé
l'islam. On ne peut donc point soutenir qu'Ibn Rochd, dans
le Façl, ait complètement omis de faire allusion à la plu-
ralité des religions révélées. Tout au plus serait-on fondé
à s'étonner qu'il n'ait pas insisté sur ce point, dans ce
traité, comme il le fait dans les deux autres. En tout cas,
cette différence ne constitue en aucune façon une diver-
gence de doctrine.
Par contre, nous allons relever, en rapprochant du Façl
les Manâhidj et le Tahâfot, des divergences sur des points
tout à fait essentiels, dont il sera plus difficile, ce semble,
de nier la gravité. Nulle part le premier traité ne laisse
(i) Voir plus haut, p. 4^, 1. 7 du bas, à p. 48, 1. i3.
— 125 —
soupçonner dans les manifestations de la mission prophé-
tique, enseignements ou actes, rien qui dépasse l'horizon
de la raison humaine : on y chercherait vainement la
moindre allusion à des mystères ou à des miracles. On y
rencontre, il est vrai, une seule fois, un équivalent du mot
miracle, à propos d'un dogme fondamental, qui forme l'un
des pivots de la thèse d'Ibn Rochd, la « nature miracu-
leuse » du Qoran (1). Mais peut-être vaudrait-il mieux tra-
duire : la nature merveilleuse » du Qoran; car le nom
d'action 'idjâz signifie proprement : remporter sur son
adversaire et le réduire à l'impuissance. 11 s'agit seulement
ici du caractère inimitable du Qoran (2), nullement d'une
infraction aux lois de la nature ; il s'agit, par conséquent,
d'une merveille plutôt que d'un miracle proprement dit (3).
Ainsi, la révélation qoranique n'apparaît, dans le Façl el-
maqâl, que comme une transposition sous forme symbo-
lique, à l'usage de la masse, des vérités transcendantes
et adéquates que sait découvrir à nu la raison du philo-
sophe, transposition qui est une merveille inimitable de
sagesse et d'efficacité (4).
(i) Façl el-maqâl, p. 5o, 1. 25.
(2) Voir plus haut, p. 84, 1. 6 du bas à 1. 3 du bas.
(3) C'est Ibn Rochd lui-même qui applique au Qoran cette distinction
(Manâhidj, p. I»r, 1. 7, à p. !•£, 1. it; trad. ail., p. 95, 1. 6 du bas, à
p. 96, dern. 1.) : elle est d'ailleurs classique chez les Musulmans. Nous
reviendrons plus tard sur ce point (Voir plus loin, p. 128). — Le mot arabe
qu'on traduit couramment par miracle, et qui signifie plutôt merveille,
est le participe féminin actif ^J^^° mo'djiza, qui appartient, comme le
nom d'action 'i'djâz, au verbe de 4 e forme 'a^djaza. Mo^djiza signifie
donc exactement une [action] qui réduit V opposant à V impuissance, parce
quelle est impossible à égaler, à imiter avec succès. Quant au miracle
proprement dit, il se rend en arabe par l'expression !bUd\ £\s*- khâriq
eWâda, qui signifie ce qui rompt le cours ordinaire des choses, ou comme
nous dirions aujourd'hui : ce qui viole les lois de la nature. Cependant
le mot mo t djiza, pluriel mo'djizât, sert aussi, en général, à désigner à la
fois les merveilles et les miracles proprement dits, parce que le miracle
proprement dit, plus encore que la simple merveille, est impossible à
reproduire, à égaler.
(4) Cf. supra, p. 84, 1, 5, à p. 85, l. 6.
— 126 —
Comment donc se défendre d'un sentiment de déso-
rientation, quand on rencontre maintenant, ce semble, en
de nombreux passages des Manâhidj et du Tahâfot, un
Averroès nouveau, qui fait profession de croire aux
mystères, aux miracles, de subordonner la philosophie à
la religion, l'évidence de la raison aux révélations de la
prophétie?
« Ceux qui admettent, dit-il par exemple dans le Tahâ-
fot, qu'il peut exister une religion fondée sur la raison
seule, doivent reconnaître qu'elle (1) est inférieure aux
religions tirées à la fois de la raison et de la révélation » (2).
Dans le même ouvrage, après une longue discussion sur
la science divine, Ibn Rochd ajoute : « Toutes ces [discus-
sions], à mon avis, passent les limites de la Loi religieuse,
en agitant des questions qu'aucune loi religieuse n'or-
donne [de résoudre], parce que les facultés humaines en
sont incapables (3) »; et quelques lignes plus loin : « il
faut avertir la masse que la raison humaine est incapable
d'approfondir de tels problèmes » (4).
« Quand El-Ghazâlî, dit-il encore, déclare que pour tout
ce que la raison humaine est incapable de percevoir on doit
recourir à la loi divine, il est dans le vrai. Car la science
qui vient de l'inspiration divine n'a été révélée que pour
compléter les connaissances de la raison : je veux dire que
tout ce qui dépasse la portée de la raison, le Dieu Très-
Haut Venseigne à l'homme par le moyen de la révélation.
Or, les [vérités] inaccessibles [pour la raison] et dont la
connaissance estnécessaire pour la vie de l'homme et pour
son existence sont [de deux sortes] : ou bien inaccessibles
absolument, c'est-à-dire qu'il n'est pas dans la nature de
la raison de les atteindre, en tant que raison ; ou bien
inaccessibles aux [facultés] naturelles d'une catégorie
(i) Au lieu de 0*$o il faut lire, au féminin, ^^o,
(2) Tahâfot et-tahâfot, p. 12», .1. 10 et n.
(3) Ibid., p. \\*, 1. 16 et 17.
(4) Ibid., p. Il», 1. 20 et 21.
— 127 —
d'hommes... » (1). « Ce qu'il faut dire de la [religion], c'est
que ses principes sont choses divines qui passent les intel-
ligences humaines ; qu'il faut, par conséquent, les admettre,
bien qu'on en ignore les raisons. » (2) En un mot, Ibn
Rochd, ce semble, reconnaît maintenant l'existence de mys-
tères, de vérités qui dépassent la raison humaine et que
l'homme ne peut connaître que par une révélation divine.
Il va reconnaître aussi l'existence de miracles : « Sur la
question des miracles (3), il n'y a pas chez les anciens fa-
lâcifa (4) un [seul] mot. C'est que ce sont là, d'après eux,
de ces choses quil ne faut pas entreprendre d approfondir
ni discuter : car ce sont les principes des religions, et ce-
lui qui cherche à les approfondir, ou qui en doute, mérite
un châtiment, selon eux, comme celui qui cherche à ap-
profondir les autres principes des religions, tels que l'exis-
tence du Dieu Très-Haut, de la béatitude [future], des ver-
tus : il n'y a pas à douter de leur existence, bien que leur
manière d'être soit chose divine, inaccessible (5) à la rai-
son humaine » (6). Trois pages plus loin (p. W\, 1. 28 et 29),
Ibn Rochd reproduit presque textuellement ce passage :
« Voilà pourquoi tu ne trouveras pas un seul des Anciens
qui ait traité des miracles, malgré la notoriété et l'évi-
dence des [miracles] dans le monde [entier] : c'est qu'ils
sont les principes qui servent de base aux religions... ».
Il venait de dire que seuls les Zindiq (7) ont douté, par
exemple, du miracle d'Ibrahim (Abraham) épargné par le
feu (cf. El-Ghazâlî, Tahâfot el-falâcifa, p. 1\ 1. 4 du bas) (8),
et que les Zindîq méritent la mort.
(i) Tahâfot et-tahâfot, p. H, 1. 29 à 1. 33.
(2) Ibid., p. m, 1. 27 et 28.
(3) El-mo'djizât. Voir plus haut, p. i25, n. 3.
(4) C'est-à-dire chez les anciens philosophes grecs.
(5) ^ fs?^ mo'djiz 'an...
(6) Tahâfot et-tahâfot, p, in, 1. 22 à 1. 26.
(7) ,£>jôj zindîq, plur. «£s>l5j zanâdiqa. Ce terme désigne les incré-
dules, et plus précisément ceux qui ne croient pas à la vie future.
(8) Cf. Munk, Le Guide des Egarés, de Maïmonide, t. III, p. 220, n. 1
— 128 —
L'homme qui révèle les mystères et accomplit les
miracles, c'est le prophète. Dans le Tahâfot, et surtout
dans les Manâhidj, ïbn Rochd, sans la traiter à fond,
aborde directement, à plusieurs reprises, la question de
la mission prophétique. A quel signe reconnaît-on les
prophètes? Il répond : « Aux prédictions qu'ils font de
choses qui n'existent pas encore et se réalisent ensuite
sous la forme et au moment qu'ils ont prédits; et [aussi]
aux actions qu'ils ont ordonnées et aux connaissances
qu'ils ont communiquées, lesquelles ne ressemblent point
aux connaissances et aux actions qui dépendent de la per-
ception et du savoir » (1). Un peu plus loin, il ajoute un
troisième signe, qu'il attribue par excellence à la révéla-
tion qoranique (2), mais qui, à un moindre degré, appar-
tient aussi aux autres livres révélés (3) : le caractère mer-
veilleux, inimitable, de la composition et du style (4). Tels
sont donc les prodiges ou merveilles, dépassant la puis-
sance de la raison humaine, qui constituent l'acte propre
du prophète, et qui prouvent péremptoirement la qualité
de prophète, comme la guérison prouve la qualité de mé-
decin. Ibn Rochd les oppose aux miracles proprement
dits, qui rompent le cours ordinaire de la nature, sont
d'ordre matériel, et n'ont aucun rapport direct avec l'œuvre
propre de la prophétie. Sans doute, un prophète peut ac-
complir de pareils miracles, tel Moïse changeant un bâ-
ton en serpent ou séparant la mer, Jésus ressuscitant les
morts ou marchant sur les eaux. Mais ces miracles, en
(i) Manâhidj, p. <^, 1. io à 1. i3; traduction allemande, p. 92, 1. 22
à 1. 27.
(2) Manâhidj, p. !♦*, 1. 9 à 1. 11; trad. ail., p. g3, 1. 18 à 1. 21.
(3) Ibid., p. I*r, 1. 7 à 1. 12; trad. ail., p. g4, dern. 1., à p. g5, 1. 6.
(4) Ibn Rochd reconnaît en outre à la révélation qoranique un caractère
qui lui est absolument propre : c'est le caractère universel de la révéla-
tion nouvelle et dernière imposée à tous les hommes, tandis que les reli-
gions antérieures étaient le privilège d'un seul peuple (Manâhidj, p. I»r,
1. 17, à p. I»T, 1. 3; trad. ail., p. g5, 1. i5 à 1. 24). C'est là d'ailleurs une
idée courante chez les Musulmans.
— 129 —
quelque sorte extrinsèques (1), sont communs aux pro-
phètes et aux saints : ils ne suffisent donc pas à prouver
le caractère prophétique, comme le font seuls les prodiges
ou merveilles qui constituent l'acte prophétique lui-même,
et qu'Ibn Rochd appelle, pour cette raison, miracles in-
trinsèques et appropriés (2).
En somme, d'une manière générale (3), le caractère pro-
phétique se reconnaît à plusieurs signes distinctifs : 1° Pré-
dictions réalisées d'événements qui échappaient aux prévi-
sions de la raison appuyée sur l'expérience; 2° révélation
de dogmes, en particulier de mystères, qui passent la
raison humaine ; 3° enseignement de préceptes dont la
sagesse transcendante dépasse les bornes de notre raison ;
4° dans la composition du discours et dans l'expression, un
caractère sublime,, inimitable, qui accable la raison de
l'homme ; 5° enfin, miracles proprement dits, qui sont
communs aux prophètes et aux saints, et qui, rompant le
cours ordinaire de la nature, déroutent toute prudence
humaine, confondent l'humaine raison. — En un mot, où la
raison de l'homme finit, là commence le prophétisme.
On conçoit qu'en présence de pareils textes, certains
historiens (4) aient cru devoir écarter toute interprétation
purement rationaliste de la doctrine d'Ibn Rochd. On com-
prend qu'ils aient cédé à la tentation d'inscrire au fronton
du système d'Averroès, ce grand inspirateur de notre
scolastique, la célèbre devise de saint Anselme applicable
à saint Thomas d'Aquin : Fides quaerens intellectum.
Mais si l'on peut être tenté d'attribuer à ces formules
(i) JyV^ barrâniyy (Manâhidj, p. I«£, 1. io).
(2) <_ ^«*ol>L-^ ô^"*^ ahliyy wa-monâcib {Manâhidj , p. 1*6, 1. 10). Ma-
nâhidj,' \>. ^, 1. i3, à p. I*», 1. 1; trad. ail., p. 92, 1. 9 du bas, à p. 93,
1. 5; p. I»r, 1. 3, à p. I •£, 1. ii ; trad. ail., p. 9.5, 1. 24, à p. 96 deru. 1. ;
p. I ••, 1. 4 à 1. 9; Irad. ail., p. 9}, I. 9 à 1. 18.
(3) C'est-à-dire abstraction faite du Qoran, qui comporte, en outre,
un signe distinctif supplémentaire (Voir plus haut, p. 128, n. 4).
(4) Voir plus haut, pp. 12 à i(>.
— 130 —
d'Ibn Rochd la portée d'une capitulation de la raison
devant la foi, ce n'est, croyons-nous, qu'à condition de les
isoler, sans y prendre garde, dune part de leur contexte,
de l'autre de la théorie philosophique de l'intuition mys-
tique, de l'intuition prophétique en particulier, théorie
qu'elles impliquent et qui leur donne leur véritable sens.
Nous ne saurions trop insister sur ce point capital.
Commençons par indiquer une grave objection préjudi-
cielle à laquelle vient se heurter cette interprétation anti-
rationaliste, ou si l'on préfère, semi-rationaliste, de la
doctrine d'Ibn Rochd.
Si une pareille interprétation des textes du Tahâfot et
des Manâhidj était exacte, comment expliquer qu'Ibn
Rochd, dans le Façl el-maqâl, n'ait pas dit un seul mot qui
puisse nous détourner de croire à son rationalisme absolu ?
Pourtant, s'il est une de ses œuvres dans laquelle il devait
s'appliquer à dissiper toute équivoque sur ce point décisif,
c'est évidemment le Façl el-maqâl, qui seul a pour objet
propre l'accord entre la religion et la philosophie; tandis
que les deux autres traités n'abordent qu'indirectement et
accessoirement cette question (1). S'avisera-t-on d'imagi-
ner que la doctrine d'Ibn Rochd a subi un revirement
complet (2) entre le Façl et les Manâhidj dont il est la
préface (3) ; revirement dont lbn Rochd n'aurait jamais
(i) L'objet des Manâhidj est de déterminer, sur chaque point des
dogmes religieux, les méthodes communes qui, figurant dans les textes
sacrés, doivent, par suite, être seules employées pour l'enseignement du
vulgaire (Voir plus haut, p. 85, 1. 10, à p. 86, 1. il). L'objet du Tahâfot
et-tahâfot est de montrer, sur les vingt chefs énumérés par El-Ghazâlî
dans son Tahâfot el-falâcifa, l'inconsistance des arguments employés
par lui pour convaincre ces philosophes d'infidélité et d'hérésie (Voir
plus haut, pp. 9 8, 99, et p. 99, n. 1).
(•2) Sur l'invraisemblance d'une évolution dans la pensée d'Ibn Rochd
en général, cf. de Boer, Die Widerspruche der Philosophie nach Al-
GazzTdi und ihr Ausgleich durch lbn Bosd. Strassburg, 1894, chapitre
intitulé : Gazzalî und lbn Rosd, en particulier p. 98, 1. 6 à 1. 9.
(3) Les Manâhidj sont de 5y5 hég. = 11 79 de notre ère (voir la dern.
1. des Manâhidj). Nous ignorons la date du Tahâfot et-tahâfot. Il est
— 131 —
soufflé mot dans aucun de ses ouvrages (1), et sur lequel
tous ses contemporains, amis et ennemis, se seraient
entendus pour organiser la conspiration du silence? Il y a
donc une très forte raison extrinsèque d'admettre l'unité
de pensée dans les ouvrages d'ibn Rochd, en particulier
dans les trois traités en question. Et puisque la doctrine
du Façl est un rationalisme sans réserve, nous avons tout
lieu de croire, à priori, qu'une interprétation antirationa-
liste de certains passages des deux autres traités ne peut
être que le résultat d'une méprise initiale. Ces textes ne
sauraient offrir qu'une importance secondaire pour la
question de l'accord entre la philosophie et la religion,
puisque le Façl el-maqâl néglige les points qu'ils traitent ;
et puisqu'ils ne peuvent contredire la doctrine du Façl, ils
doivent admettre une interprétation rationaliste.
La clef de cette interprétation est la théorie philoso-
phique, commune à tous les falâcifa, de l'intuition mys-
tique, dont l'inspiration prophétique n'est qu'un cas parti-
culier. Voici un lumineux exposé de cette théorie, que
donne, dans son Guide des égarés, Moïse ben Maïmoûn,
plus connu chez nous sous le nom de Maïmonide, historien
très compétent de la philosophie musulmane (2); il la pré-
probableraent postérieur au Façl, car dans le cas contraire, à la suite du
passage (Façl el-maqâl, pp. 29 à 34) qui contient un exposé succinct des
trois points les plus essentiels du Tahâfot et-tahâfot, Ibn Rochd n'eût
point manqué, selon son habitude, de renvoyer à ce dernier traité. C'est
ainsi, par exemple, que dans les Manâhidj (p. vr, dern. 1. et p. vr, 1. 1 ;
trad. ail , p. 69, 1. 6 du bas à 1. [\ du bas), il renvoie au Façl.
(1) Non seulement Ibn Rochd ne laisse jamais soupçonner la moindre
divergence entre ces deux traités, mais dans les Manâhidj il renvoie
purement et simplement au Façl el-maqâl (Voir la note précédente).
(2) La philosophie juive est puisée aux mêmes sources que la philo-
sophie arabe et procède du même esprit (Voir S. Munk, Mélanges de
philosophie juive et arabe, IVe partie, pp. fti et suivantes). Maïmonide
(né à Cordoue en 11 35, mort au Caire en i2o4), se donne lui-même comme
un élève d'un élève du philosophe musulman Ibn Bàddja [Maïmonide, Le
Guide des égarés... par Munk (voir à la (in de la présente note), t. II,
p. 81, dern. 1., à p. 82, 1. 1]. Comme Ibn Rochd, il s'efforce de concilier
la religion (la religion juive) avec la philosophie péripatéticienne, au
— 132 —
sente expressément comme la doctrine des ialàcifa (1).
« (2). Sache que la prophétie, en réalité, est une émana-
tion de Dieu, qui se répand, par l'intermédiaire (3) de
l'intellect actif, sur la faculté rationnelle d'abord, et ensuite
sur la faculté imaginative ; c'est le plus haut degré de
l'homme et le terme de la perfection à laquelle son espèce
peut atteindre, et cet état est la plus haute perfection de
la faculté imaginative. C'est une chose qui ne saurait nul-
lement exister dans tout homme, et ce n'est pas une chose
à laquelle on puisse arriver en se perfectionnant dans les
sciences spéculatives et par l'amélioration des mœurs
Tu sais que la perfection de ces facultés corporelles, du
nombre desquelles est la faculté imaginative, dépend de
la meilleure complexion possible de tel organe portant
telle faculté, de sa plus belle proportion et de la plus
grande pureté de sa matière ; c'est là une chose dont il
n'est nullement possible de réparer la perte, ou de sup-
pléer la défectuosité au moyen du régime. Car l'organe
dont la complexion a été mauvaise dès le principe de sa
formation (4), le régime réparateur peut tout au plus le
conserver dans un certain état de santé sans pouvoir le
ramener à la meilleure constitution possible... L'activité la
plus grande et la plus noble de la faculté imaginative n'a
moyen de l'interprétation allégorique, et par des procédés analogues
appliqués aux textes de la Bible. Sa philosophie se confond en général
avec celle des falâcifa, sauf en quelques points où il se rapproche par-
fois plus ou moins des Motékallemîn. Voir son Guide des égarés, texte
arabe en lettres hébraïques, et traduction française, par Munk. Paris,
i856-i866. 3 vol.
(i) Voir plus loin, p. i35, 1. ib* et 17; et le texte cité p. i34, n. 2 (voir
le contexte dans Maïmonide).
(2) Sauf deux ou trois modifications indiquées, je me borne à repro-
duire, après vérification, l'excellente traduction de Munk. Tous les pas-
sages qui suivent sont tirés des chapitres XXXVI, XXXVII et XXXVIII
du second volume.
(3) Le texte arabe édité par Munk en lettres hébraïques contient ici
une faute : au lieu de ni2NDT2 il faut lire iÏTSDN'Q.
(4) <U-^\ ,J~o\ (j, fi acli 'l-djibilla. Il vaudrait mieux traduire : dans
sa conformation même. Cf. infra, p. i33, 1. 20; p. i34, 1. 205 p. i35, 1. 22.
— 133 —
lieu que lorsque les sens se reposent et cessent de fonc-
tionner, et c'est alors qu'il lui survient une certaine inspi-
ration, (qui est) en raison de sa disposition, et qui est la
cause des songes vrais et aussi celle de la prophétie. Elle
ne diffère que par le plus et par le moins et non par l'es-
pèce (1)... Il arrive à la faculté imaginative d'agir si parfai-
tement, qu'elle voit la chose comme si elle existait au
dehors et que la chose qui n'a son origine que dans elle
semble lui être venue par la voie de la sensation extérieure.
Dans ces deux parties, je veux dire dans la vision et dans
le songe, sont renfermés tous les degrés de la prophétie.
On sait que la chose dont l'homme, dans l'état de veille et
en se servant de ses sens, est très occupé, à laquelle il
s'applique et qui est l'objet de son désir, (que cette chose
dis-je) est aussi celle dont s'occupe la faculté imaginative
pendant le sommeil, lorsque Yintellect [actif) s'épanche
sur elle, selon qu'elle y est préparée... »
« Après ces préliminaires, il faut savoir qu'il s'agit ici
d'un individu humain dont la substance cérébrale, dans sa
formation primitive, serait extrêmement bien proportion-
née, par la pureté de sa matière et la complexion particu-
lière à chacune de ses parties, par sa quantité et par sa
position... Ensuite, (il faudrait) que cet individu eût acquis
la science et la sagesse, de manière à passer de la puissance
à l'acte (2) ; qu'il possédât une intelligence humaine toute
parfaite et des mœurs humaines pures et égales (3); que
(i) « C'est-à-dire : l'inspiration en question est de la même espèce dans
les songes et dans la prophétie, et elle ne diffère que par le plus ou
moins d'intensité, étant beaucoup plus forte dans la prophétie que dans
les songes. » (Note de Munk.)
(2) « C'est-à-dire de manière que toutes les facultés qu'il possède en
puissance pussent se développer et passer à la réalité ou à Y acte. » (Noie
de Munk.)
(3) « Il faut se rappeler que, selon Aristote, la vertu consiste à éviter
les extrêmes et à savoir tenir dans nos penchants un juste milieu raison-
nable, également éloigné du trop et du trop peu. Yoy. Éthique à Nico-
maque, liv. II, chap. v et vi. » (Note de Munk.)
— 134 —
tous ses désirs se portassent sur la science des mystères
de cet univers et sur la connaissance de leurs causes ; que
sa pensée se portât toujours sur des choses nobles; qu'il
ne se préoccupât que de la connaissance de Dieu, de la
contemplation de ses œuvres et de ce qu'il faut croire à cet
égard; et enfin que sa pensée et son désir fussent déga-
gées des choses animales..., des ambitions vaines (1)... —
Si donc, dans un individu tel que nous venons de le dé-
crire, la faculté imaginative aussi parfaite que possible
était en pleine activité, et que l'intellect (actif) s'épanchât
sur elle en raison de la perfection spéculative de l'individu,
celui-ci ne percevrait indubitablement (2) que des choses
divines fort extraordinaires, ne verrait que Dieu et ses
anges, et la science qu'il acquerrait n'aurait pour objet que
des opinions vraies et des règles de conduite embrassant
les bonnes relations des hommes les uns avec les autres. »
« On sait que dans les trois choses que nous avons
posées pour conditions, à savoir la perfection delà faculté
rationnelle au moyen de l'étude, celle de la faculté imagi-
native dans sa formation (primitive), et celle des mœurs...,
les hommes parfaits ont une grande supériorité les uns
sur les autres, et c'est en raison de la supériorité dans
chacune de ces trois choses que tous les prophètes sont
supérieurs en rang les uns aux autres. »
« (3) Il est nécessaire d'appeler ton attention sur la
(i) Ces trois mots sont page 286, 1, 2.
(2) Cet adverbe ne figure pas dans le texte arabe. On doit reconnaître
cependant qu'il répond à la pensée générale de Fauteur; même il ne l'ex-
prime pas avec assez de force : Maïmonide, dans un autre passage ana-
logue, emploie l'adverbe nécessairement. Selon l'opinion des falâcifa,
dit-il, « si l'homme supérieur, parfait dans ses qualités rationnelles et
morales, possède en même temps la faculté imaginative la plus parfaite,
et s'est préparé » comme il convient, « il sera nécessairement (&\j wô
dharoûratan) prophète ». De même, ajoute-t-il, « il ne se peut qu'un
individu sain se nourrisse d'une bonne nourriture sans qu'il en naisse un
bon sang et autres choses semblables. » {Guide des égarés, t. II, p. 261,
dern. 1., à p. 262, 1. 9.)
(3) Ibid., chap. XXXVII.
— 135 —
nature de... cette émanation divine... par laquelle nous
pensons et (par laquelle) nos intelligences sont supérieures
les unes aux autres. C'est que tantôt elle arrive à un indi-
vidu dans une mesure suffisante pour le perfectionner lui-
même, sans aller au delà, tantôt ce qui en arrive à l'indi-
vidu suffit au delà de son propre perfectionnement (de
sorte qu'il lui en resté) pour le perfectionnement des
autres... »
« Gela étant, il faut que tu saches que si cette émanation
de l'intellect {actif) se répand seulement sur la faculté
rationnelle (de l'homme), sans qu'il s'en répande rien sur
la faculté imaginative (1)..., c'est là (ce qui constitue) la
classe des savants qui se livrent à la spéculation. Mais si
cette émanation se répand à la fois sur les deux facultés,
je veux dire sur la rationnelle et sur Fimaginative, comme
nous l'avons exposé et comme l'ont aussi exposé d'autres
parmi les philosophes (2), et si (3) Fimaginative a été créée
primitivement dans toute sa perfection, c'est là (ce qui
constitue) la classe des prophètes. Si> enfin, l'émanation
se répand seulement sur la faculté imaginative, et que la
faculté rationnelle reste en arrière, soit par suite de sa
formation primitive, soit par suite du peu d'exercice, c'est
(ce qui constitue) la classe des hommes d'État qui font les
lois, des devins, des augures et de ceux qui font des
songes vrais; et de même, ceux qui font des miracles par
(i) Soit, ajoute Maïmonide, parce qu'une défectuosité native de la
faculté imaginative la rend incapable de recevoir l'émanation, soit que la
faculté rationnelle ne transmette à la faculté imaginative qu'une émana-
tion insuffisante. — Notons que cette insuffisance ne peut venir en aucun
cas de l'Intellect actif lui-même, qui se répand toujours avec la même
force, d'une manière continue et indéfectible, sur tous les corps du monde
sublunaire, en particulier sur tous les cerveaux (Voir la note de Munk,
p. 290, n. 3). Rapprocher le passage du Hayy ben Yaqdhân (pp. 11 à
24) dans lequel Ibn Thofaïl compare ce rayonnement général et continu
de l'Intellect actif à celui du soleil, dont les rayons sont reçus et réflé-
chis à des degrés divers par les différents corps du monde sensible.
(2) â>.suuS^JtS\ les falâcifa.
(3) La traduction de Munk porte : et que... a été...
— 136 —
des artifices extraordinaires et des arts occultes, sans
pourtant être des savants, sont tous de cette troisième
classe. »
« On sait que dans chacune de ces trois classes il y a un
grand nombre de gradations. Chacune des deux premières
classes se divise en deux parties », selon que « l'émanation
qui arrive à chacune des deux classes est, ou bien suffi-
sante seulement pour perfectionner l'individu et pas plus,
ou bien assez forte pour qu'il en reste à cet individu de
quoi en perfectionner d'autres ». Ibn Maïmoûn développe
ce point. Puis il ajoute :
« Sache que chaque homme possède nécessairement
une faculté de hardiesse... qui varie par la force et la fai-
blesse comme les autres facultés... »
« De même, cette faculté de divination (qu'on rencontre
chez les prophètes) existe dans tous les hommes, mais
varie par le plus et le moins ; (elle existe) particulièrement
pour les choses dont l'homme se préoccupe fortement et
dans lesquelles il promène sa pensée... » (suivent des
exemples) (1) : « l'esprit parcourt toutes ces prémisses et
en tire les conclusions en si peu de temps, qu'on dirait
que c'est l'affaire d'un instant. C'est par cette faculté que
certains hommes avertissent de choses graves qui doivent
arriver. »
« Ces deux facultés, je veux dire la faculté de hardiesse
et la faculté de divination, doivent nécessairement être
très fortes dans les prophètes. Lorsque Yintellect (actif)
s'épanche sur eux, ces deux facultés prennent une très
grande force, et tu sais jusqu'où est allé Peffet produit
par là ; à savoir, qu'un homme isolé se présentât hardi-
ment, avec son bâton, devant un grand roi, pour délivrer
une nation de l'esclavage » (2).
(i) Cf. le passage des Commentaires cTIbn Rochd cité plus loin,
p. i. r >7, n i.
(2) Il s'agit évidemment de Moïse.
— 137 —
« Il faut savoir que les vrais prophètes ont indubitable-
ment aussi des perceptions spéculatives, (mais d'une na-
ture telle) que l'homme, par la seule spéculation, ne sau-
rait saisir les causes qui peuvent amener une pareille
connaissance-, c'est comme quand ils prédisent des choses
que l'homme ne saurait prédire au moyen de la seule con-
jecture et de la divination vulgaire (1). En effet, cette
même inspiration (2) qui se répand sur la faculté imagina-
tive, de manière à la perfectionner à tel point que son ac-
tion va jusqu'à prédire l'avenir et à le percevoir comme
s'il s'agissait de choses perçues par les sens et qui fussent
parvenues à cette faculté imaginative par la voie des sens,
(cette même inspiration, dis-je), perfectionne aussi l'action
de la faculté rationnelle à tel point qu'elle arrive par cette
action à connaître l'être réel des choses et qu'elle en pos-
sède la perception comme si elle l'avait obtenue par des
propositions spéculatives... Gela convient même bien plus
encore à la faculté rationnelle (3). En effet, ce n'est que
sur elle, en réalité, que s'épanche (directement) Y intellect
actif, qui la fait passer à Y acte, et c'est parla faculté ration-
nelle que l'épanchement arrive à la faculté imaginative ;
comment donc alors se pourrait-il que la force imaginative
fût parfaite au point de percevoir ce qui ne lui arrive pas
par la voie des sens, sans qu'il en fût de même pour la
faculté rationnelle, c'est-à-dire (sans qu'elle fût parfaite au
point) de percevoir ce qu'elle ne saurait percevoir au moyen
(i) « Le sens est : De même que' les prophètes prédisent des choses
qu'il n'est pas donné à tout homme de prévoir par la seule faculté de
divination que nous possédons tous jusqu'à un certain point, de même
ils ont des connaissances spéculatives auxquelles l'homme vulgaire ne
saurait s'élever par la seule spéculation philosophique. » (Note de Munk.)
(2) « Littéralement : ce môme épanchement, c'est-à-dire celui de l'in-
tellect actif. » {Note de Munk.)
(3) « Après avoir cherché à établir, parla simple analogie, que la faculté
rationnelle doit être, comme la faculté imaginative, beaucoup plus forte
chez les prophètes que chez tous les autres hommes, l'auteur veut mon-
trer, par une preuve plus directe, que ce qu'il a dit s'applique mieux encore
à la faculté rationnelle qu'à la faculté imaginative. » {Note de Munk.)
— 138 —
des prémisses, de la conclusion logique et de la réflexion?
— Telle est la véritable idée du prophétisme... »
Cette théorie de l'intuition mystique en général, et en
particulier de l'inspiration prophétique, se retrouve chez
tous les falâcifa, plus ou moins développée (1). N'eussions-
nous aucun texte d'Ibn Rochd où elle apparaisse nettement
indiquée, nous devrions encore, jusqu'à preuve du con-
traire, la considérer comme impliquée et sous-entendue
dans ses écrits, tant elle découle nécessairement des prin-
cipes essentiels de la falsafa, en particulier de la théorie
de Y émanation et de X Intellect actif.
A vrai dire, dans aucun des ouvrages d'Ibn Rochd qui
sont venus jusqu'à nous, on ne rencontre cette théorie
systématiquement exposée. Mais il y fait, du moins, plu-
sieurs allusions très directes (2), et dans le Tahâfot, il en
indique le principe avec une parfaite netteté. Avant de ci-
ter ce passage in extenso, il importe de bien marquer les
circonstances dans lesquelles il survient, au cours de la
polémique d'Ibn Rochd contre El-Ghazâlî. Ce dernier, dans
son Tahâfot el- falâcifa (3), vient d'exposer la doctrine des
falâcifa touchant les miracles dans leur rapport à la pro-
phétie. Il a dit en substance : Les falâcifa, en fait de mi-
racles, n'admettent* que trois choses :
1° Une propriété de la faculté imaginative : selon eux,
quand cette faculté devient forte et dominante, elle lit sur
la Table gardée (4) et les formes des choses particulières
futures s'impriment en elle. Cette anticipation de l'avenir
peut avoir lieu en songe chez tous les hommes; chez les
prophètes seuls elle se produit aussi pendant la veille (5) :
c'est là le propre des prophètes.
(i) Voir plus haut, p. i3i, dern. 1., à p. i32, 1. r, et p. i32, n. i.
(2) Voir plus loin, p. 143.
(3) Page "1*1, 1. 18, à p. IV, 1. 16; traduction latine, Aristotelis... opéra
omnia... cum Averrois... comment. Venetiis apud Juntas, éditions de
i562 et 1573. Nonum volumen, fol. 127 I, à fol. 128 F.
(4) Voir Qoran, LXXXV, 21 et 22; cf. LVI, 77.
(5) Cette même théopie est très nettement formulée par Ibn Rochd
— 139 —
2° Une propriété de la faculté rationnelle spéculative,
qui revient à la faculté de conception prompte (1) : c'est,
nous dit El-Ghazâlî, la faculté de passer rapidement d'un
intelligible à un autre, des extrêmes au moyen terme,
des prémisses aux conclusions, ou réciproquement. Cette
faculté, elle aussi, est susceptible de degrés, et si son
extrême défaut aboutit à ne pouvoir comprendre les choses
intelligibles, même quand un maître donne toutes les indi-
cations utiles, son extrême perfection peut aboutir à aper-
cevoir tous les intelligibles, ou la plupart, dans un moment
très court et sans indications. Mais cela n'arrive qu'à une
âme sainte et pure : c'est l'âme du, prophète, qui a « un
prodige de faculté spéculative ».
Jusqu'ici, nous reconnaissons, dans ses deux traits prin-
cipaux, la théorie du prophétisme plus amplement expo-
sée ci-dessus par Maïmonide. El-Ghazâlî va en ajouter un
troisième, relatif aux miracles, auquel Maïmonide n'a fait
qu'une allusion indirecte (2) :
3° Une propriété de la faculté psychique pratique : cette
faculté peut parvenir à un point où les choses de la nature
se mettent à son service. Les membres de chaque homme
ainsi que les facultés dont ils sont le siège, obéissent à
son âme, ils se meuvent dans la direction imaginée et dé-
sirée ; par exemple, les glandes salivaires se contractent à
la pensée d'une saveur agréable..., etc.; cette action est
proportionnelle à la pureté de chaque âme et à sa force.
Il n'est donc pas impossible qu'une âme ait assez de pu-
reté et de force pour que les facultés naturelles lui
dans le Facl el-maqâl, p. 3i, av.-dern. 1., à p. 32, 1. 5, et dans Y Appen-
dice ou troisième traité, p. I.H , 1. 5 du bas à 1. 3 du bas (trad. ail., p. 122,
1. 4 à 1. 7), où il dit que, selon les falâcifa, a la science éternelle de Dieu
est le fondement des avertissements [reçus] en songe, de la révélation et
autres sortes d'inspiration ».
(1) L yj^^i\ *«£ qowwato 'l-hads,
(2) Guide des égarés, t. II, p. 291, 1. 9 à 1. 12 (Voir plus haut, p. i35,
dern. 1., à p. i36, 1. 3).
— 140 —
obéissent même dans un autre corps que le sien. Elle
pourra produire ainsi un souffle de vent, la chute d'une
pluie ou de la foudre, ou un tremblement de terre, pour
détruire un peuple rebelle. C'est là un miracle de pro-
phète, qui ne viole pas plus les lois naturelles que l'action
d'une âme sur les membres de son propre corps : il se
réduit, en effet, à la production directe, par l'âme du pro-
phète, d'un froid, d'une chaleur ou d'un mouvement (1),
dans un air préparé à le recevoir (2). Au contraire, la trans-
formation d'une baguette de bois en serpent, ou la sépa-
ration en deux de la Lune, qui est insécable (3), est une
pure impossibilité. — El-Ghazâlî déclare, en terminant,
qu'il ne trouve rien à reprendre dans toute cette théorie
des falâcifa, si ce n'est la négation des miracles du dernier
genre : car c'est, dit-il, un point de doctrine sur lequel
s'accordent les Musulmans, que le Dieu Très-Haut peut
tout.
Tel est l'exposé d'El-Ghazâlî auquel Ibn Rochd va ré-
pondre. Cette réponse, il nous importe au plus haut point
d'en saisir le sens exact et d'en bien comprendre la por-
tée. L'instant, pour notre philosophe, est décisif : c'est, à
notre connaissance, la seule circonstance, dans tous ses
écrits, où se pose devant lui, sous sa forme la plus géné-
rale et la plus précise, la question des mystères, des mi-
(i) Dans la physiologie ancienne, l'âme animale, logée dans le cœur,
est essentiellement un principe créateur de chaleur vitale et de mouve-
ment spontané. Cf. Ibn Thofaïl, Hayy ben Yaqdhân, p. 25, 1. 16, à p. 26,
1. 12; p. 33, 1. 6 du bas, à p. 35, 1. 9 du bas; p. 38, 1. 11 du bas, à p. 42,
1. 5.
(2) 11 faut se rappeler la théorie aristotélicienne de la matière et de la
forme. Une forme ne peut entrer que dans une certaine matière disposée
d'une certaine façon, préparée à la recevoir.
(3) Miracle attribué au prophète Mohammed. — Les corps célestes,
sphères et astres, formés d'un cinquième élément de nature plus parfaite,
échappent aux vicissitudes que subissent les corps inférieurs, formés des
quatre éléments sublunaires : génération, corruption, mouvements (c'est-
à-dire changements) autres que le mouvement spatial circulaire; en
particulier, ils sont insécables.
— 141 —
racles, en un mot de la révélation prophétique. Suppo-
sons qu'il soit vraiment disposé à désavouer la doctrine
purement rationaliste de son Façl el-maqâl : quelle occa-
sion pour lui de parler clair, de dissiper toute ambiguité,
de ruiner d'un seul coup les accusations d'El-Ghazâlî contre
la falsafa, en déclarant solennellement, sans restriction et
sans ambage, que la raison, la philosophie, s'incline hum-
blement devant certaines vérités et certains faits d'ordre
religieux, d'essence supérieure, qui, absolument parlant,
la dépassent et la confondent! Alors, si une pareille pro-
fession de foi heurte de front la doctrine de ses prédéces-
seurs (1) et la doctrine de ses ouvrages antérieurs, il s'em-
pressera de désavouer expressément, hautement, l'une et
l'autre; dans le cas contraire (2), il ne manquera pas de
proclamer que tel a toujours été le credo des falâcifa et le
sien propre. Ibn Rochd est arrivé au bord du fossé qui
s'ouvre entre le rationalisme grec et le fidéisme musul-
man. Que va-t-il faire?
11 va jouer un double jeu : laisser croire, ce semble, aux
fidéistes, qu'il franchit le pas pour les rejoindre, mais en
rassurant les rationalistes par des signes d'intelligence
qu'eux seuls sauront interpréter, et qui leur attesteront
que l'auteur du Façl el-maqâl songe moins que jamais à
quitter leur bord. Nous établirons d'abord, par l'analyse
des textes, que telle est bien sa ligne de conduite géné-
rale ; puis nous la verrons se préciser dans le détail. Au
surplus, nous savons déjà que sa distinction d'un ensei-
gnement exotérique et d'un enseignement ésotérique en
matière de religion lui fait de cette double attitude un im-
périeux devoir.
Pour répondre à l'exposé que vient de faire El-Ghazâlî,
de la doctrine des falâcifa touchant les miracles et l'inspi-
(i) Voir plus haut, p. i4, 1. i5, à p. i(}, 1. 10, en particulier p. 16,
1. 3 à 1. io.
(;>.) Voir plus haut, p. i:>, 1. (i, à p. i4, 1. 4> en particulier p, i'i, 1. i5,
à p. i3, 1 . 18.
— 142 —
ration prophétique, doctrine sur laquelle Maïmonide nous
a fourni antérieurement de plus amples développements,
Ibn Rochd, distinguant les anciens et les modernes, com-
mence par déclarer que les anciens philosophes, les phi-
losophes grecs, ont eu soin de passer sous silence l'une
et l'autre de ces questions. Sur la question des miracles,
il n'y a pas chez eux un seul mot; car ils estiment qu'on
ne doit pas, sous peine d'un châtiment rigoureux, appro-
fondir ni mettre en discussion les choses de ce genre qui
servent de principes aux religions (1). Sur la révélation,
sur la vision prophétique, v ils se bornent à affirmer qu'elle
vient de Dieu par l'intermédiaire de... Y Intellect actif» (2).
Quant aux modernes, Ibn Rochd n'en connaît, dit-il, au-
cun qui, sur ces deux questions, ait énoncé les affirma-
tions attribuées aux faiâcifa par El-Ghazâlî, à l'exception
d'Ibn Sînâ (3). C'est en effet, notons-le, à Ibn Sînâ, qu'El-
Ghazâlî et Maïmonide ont, sans doute, emprunté la théo-
rie que nous venons de les voir exposer en l'attribuant
aux faiâcifa en général (4).
Telle est, en substance, la réponse d'Ibn Rochd. Si nous
attendions de lui, en cette occasion décisive, une profes-
sion de foi nettement fidéiste, n'aurions-nous pas lieu de
nous montrer déçus? Encore faut-il noter qu'en débarras-
sant provisoirement cette réponse des détails qui la ntûent,
et qui sont loin, nous le verrons, d'en accentuer le carac-
tère antirationaliste, nous en avons plutôt exagéré la net-
teté. Telle quelle, cependant, on peut la prendre, à pre-
mière vue, pour un désaveu des théories d'Ibn Sînâ,
exposées par El-Ghazâlî : car chaque fois qu'Ibn Rochd,
(i) Tahafot et-tahâfot, p. in, 1. 22 et suiv. Voir plus haut, p. 127,
1. 8, à 1. 5 du bas.
(2) Ibid. y p. irv, 1. 10 à 1. 12.
(3) Ibid., p. in, 1. 4 du bas et 3 du bas, et p. I rv, 1. 9.
(4) Cf. Haneberg, Zur Erkenntnisslehre von Ibn Sina und Albertus
Magnas, in Abhandlungen der philosophisch-philologischen Classe der
kônigl. bayerischen Akademie der Wissenschaften. Mùnchen, 1868, p. 246
au bas, à p. 249.
— 143 —
surtout sur des questions métaphysiques ou métaphysico-
religieuses, oppose les anciens aux modernes, en particu-
lier à Ibn Sînâ, c'est au désavantage de ces derniers. Telle
est bien l'impression qu'il veut donner ici à ses lecteurs.
Mais qu'est-ce à dire? Entend-il rejeter en bloc toutes les
idées de son prédécesseur? N'en repousse-t-il que certains
détails (1)? A défaut d'une déclaration précise de notre
auteur, des textes méthodiquement rapprochés, vont dis-
siper nos doutes.
Qu'Ibn Rochd soit pleinement d'accord avec Ibn Sînâ
sur les principes, c'est ce dont nous ne pouvons douter.
Nous venons de le voir, dans son Tahâfot, approuver les
anciens d'avoir dit que la révélation donnée aux prophètes
leur vient de Dieu par V intermédiaire de l'Intellect actif;
et plus loin, vers la fin du même ouvrage, il écrit cette
phrase significative : « La plus vraie de toutes les proposi-
tions est la suivante : « Tout prophète est philosophe ».
Mais, ajoute-t-ii aussitôt, tout philosophe n'est pas pro-
phète » (2). On ne saurait, en moins de mots, résumer plus
nettement la théorie de l'inspiration prophétique d'Ibn
Sînâ, que nous exposaient tout à l'heure El-Ghazâlî et Maï-
monide. Notons qu'Ibn Rochd adopte également, dans les
grandes lignes, la théorie des miracles de prophètes, qui,
jointe à la précédente, complète la doctrine avicennienne
du prophétisme. Car voici en quels termes il répond à l'ex-
posé que vient d'en faire El-Ghazâlî. Après avoir déclaré
qu'entre les falâcifa, seul, à sa connaissance, Ibn Sînâ a
formulé ces affirmations, il ajoute : « Si l'existence du mi-
racle est certaine (3), et s'il est possible qu'un corps su-
(i) Ce ne serait pas la seule fois qu'Ibn Rochd reprocherait, en gros,
à Ibn Sînâ d'avoir erré pour s'être écarté de ses prédécesseurs et d'Aris-
tote, sans qu'on puisse constater une divergence notable justifiant cette
critique du Commentateur. Par exemple, touchant la théorie de la con-
naissance. Cf. Haneberg, article cité, p. i32, et p. a33, 1. 17 à 1. 26.
(2) Tahâfot et-tàhâfot, p. 12*. 1. 7.
(3) Cette restriction vise à écarter les miracles qui rompraient le cours
ordinaire des choses, c'est-à-dire qui violeraient les lois de la nature,
— 144 —
bisse, de la part de quelque chose qui n'est pas un corps
ni une faculté dans un corps (1), un changement qualita-
tif (2), ce qu'il [c'est-à-dire Ibn Sinâ] donne en fait de cause
de ce genre est possible (3). En effet, l'homme (4) ne peut
pas faire tout ce qui est possible par nature. Car ce qui
est possible pour l'homme est connu, et la plupart des
choses possibles en elles-mêmes sont impossibles pour
lui. La confirmation [de la mission] d'un prophète, c'est
qu'il accomplit quelque prodige. Mais il ri y a pas besoin
pour cela d' admettre que les choses impossibles aux [yeux
de] la raison sont possibles pour les prophètes (5). Si tu
examines les miracles dont l'authenticité est certaine, tu
trouveras qu'ils sont de ce genre. Le plus évident d'entre
eux est le Livre précieux de Dieu, dont [on] ne [connaît]
comme le changement d'un bâton en serpent, etc., miracles dont les falâ-
cifa nient l'authenticité (Cf. supra, p. i/jo, 1. 9 à 1. 12). — Les falàcifa,
a dit encore El-Ghazâlî dans son Tahâfot (p. il, 1. i4 à 1. 18), nient que
ces miracles soient connus par tradition répétée (J>\^o J lam yatawâtar
— sur le sens précis de ce terme technique, cf. Le taqrîb de En-Nawawi,
traduit et annoté par W. Marçais. Paris, 1902, pp. 200 et 2oi), ou les
interprètent allégoriquement.
(1) C'est-à-dire de la part d'une substance immatérielle, d'une âme,
de la part de l'âme du prophète.
(2) «^JUr^^l »Joo taghayyor istihâla. Calo traduit : absque mutatione
ejus, ce qui répond évidemment à une variante àô\^^ ui \ j*s. ghaïra 'sti-
hâla. — Notons que taghayyor = [xsraêoX^, et istihâla = ôtXXoioxrtç. — La
possibilité, la réalité d'une action de ce genre, est un article fondamental
de la doctrine des falâcifa, en particulier d'Ibn Rochd. Ex. : l'action de
l'Intellect actif sur le cœur et le cerveau de l'homme pour y produire la
pensée. Cf. supra, p. i33, 1 19 et suiv. Cf. Aristotelis... Opéra... cum Aver-
rois comm... Colliget, liv. II, ch. xx.
(3) Au lieu de { *j£~*~*J\ je lis £j£^o. Telle était certainement la leçon du
manuscrit de Calo, puisqu'il traduit : est possibile. — Il s'agit des mi-
racles produits par l'action directe de l'âme du prophète sur les corps
extérieurs.
(4) C'est-à-dire : tout homme, un homme quelconque.
(5) L'auteur, dans ce passage, veut établir qu'entre la catégorie des
choses impossibles en soi et celle des choses possibles pour tout homme,
il y a une catégorie intermédiaire : celle des choses possibles pour
l'homme en général, compatibles avec la nature humaine, mais que seuls
réalisent, en fait, les hommes d'une rare perfection, les prophètes.
— 145 —
point [qu'jil est un miracle par voie de tradition orale,
comme la transformation d'un bâton en serpent, mais dont
le caractère miraculeux (1) est certain par voie de simple
sensation et de réflexion pour tout homme... Et par là, ces
miracles (2) sont supérieurs à tous les autres miracles.
Que cela suffise à ceux qui ne [savent] point se contenter
de garderie silence sur cette question, mais qu'ils sachent
que la voie des hommes d'élite, pour reconnaître les pro-
phètes, est une autre voie qu'a signalée Aboû Hâmid [El-
Ghazâlî] (3) en plus d'un endroit, à savoir l'acte émanant
de la qualité pour laquelle le prophète est appelé pro-
phète, c'est-à-dire la prédiction de choses cachées et
l'institution de lois religieuses conformes au bien et fai-
sant obtenir par les actions ce en quoi [consiste] le bon-
heur de tous les gens ».
De ces passages significatifs, tirés du Tahâfot et-tahâ-
fot, et enchevêtrés étroitement dans ce livre avec ceux-là
même qui donnaient, à première vue, l'impression d'une doc-
trine fidéiste, antirationaliste, il résulte clairement qu'lbn
Rochd n'a pas un instant cessé de rester fidèle aux principes
du rationalisme, qu'il ne s'écarte en rien d'essentiel, sur ce
point, d'Ibn Sînâ. Il proclame avec lui que le prophétisme
est un fait purement naturel puisqu'il résulte seulement
d'un ensemble de causes telles que les suivantes : reten-
tissement, refusé au philosophe, de la connaissance intel-
lectuelle dans l'imagination du prophète; perfection chez
le prophète, non seulement de la faculté intellectuelle
comme chez le philosophe, mais aussi de la faculté imagi-
native, la perfection d'une faculté n'ayant d'ailleurs d'autre
(i) J^* - " mo'djiz, miraculeux : ici dans le sens de merveilleux. Cf.
supra, p. i25, n. 3.
(2) Notre texte porte &js^°\ SvXfc ce miracle ; mais la traduction de
Galo, haec miracula, prouve l'existence de la variante £j\ ys^M S^XA ces
miracles, qui donne un sens préférable.
(3) La traduction de Calo porte : Avicenna (au lieu de Algazel). S'agit-
il d'un lapsus ou d'une variante, d'ailleurs également admissible?
10*
— 146 —
condition que la parfaite constitution de son organe ;
pureté des sentiments et des mœurs. De même pour les
miracles accomplis par les prophètes : ou bien ils se
réduisent à de simples manifestations de la révélation pro-
phétique même, telle qu'elle vient d'être définie, comme
l'institution de lois religieuses, la prédiction de choses
cachées, le caractère inimitable du style ; ou bien, s'ils con-
stituent des prodiges d'ordre physique, ils se réduisent en
tout cas à une action extérieure que toute âme humaine
serait en état d'exercer, elle aussi, sur d'autres corps que
le sien, si elle possédait le même degré de pureté et de
force, action qui, loin d'apparaître jamais comme impos-
sible aux yeux de la raison, doit, au contraire, demeurer
toujours conforme aux lois de la nature. Le prophète n'est
donc, en résumé, qu'un homme parvenu au degré le plus
haut et le plus complet du développement humain : il
représente le parfait instrument dont a besoin YIntellect
actif, c'est-à-dire la Raison impersonnelle de tout notre
monde sublunaire, émanée elle-même de la Raison divine,
pour réaliser par lui, dans l'intérêt de l'humanité entière,
sous forme d'intuitions imaginatives parfaitement con-
formes à la raison, dont elles découlent, l'œuvre religieuse
et sociale; tandis que par le cerveau du philosophe, l'In-
tellect actif ne peut produire que des spéculations discur-
sives et abstraites, aptes à régir la conduite des « hommes
de démonstration », mais qui demeureraient sans action
sur l'âme du vulgaire.
Pleinement d'accord avec Avicenne sur les principes de
toute cette théorie, Averroès, en outre, ne laisse soupçon-
ner nulle part, fût-ce par l'indication la plus légère, qu'il
soit en désaccord avec son prédécesseur sur aucun point
de détail.
Pourtant, quand il oppose l'attitude d'Ibn Sînâ à celle
des anciens et des autres falâcifa, c'est assurément pour
l'en blâmer.
La conclusion s'impose donc. Ce qu'Ibn Rochd reproche
— 147 —
à Ibn Sînâ touchant sa théorie du prophétisme, de l'ins-
piration, des miracles, ce n'est point ce qu'il a dit, c'est
seulement de l'avoir dit : c'est de s'être départi de la sage
réserve observée par tous les autres philosophes, grecs
ou musulmans, et d'avoir révélé dans des livres, exposés
à tomber entre les mains du vulgaire, et d'un genre trop
peu abstrus pour rebuter sa curiosité, une théorie philo-
sophico-religieuse de caractère ésotérique.
Instruits de cette théorie du prophétisme courante chez
les falâcifa, sachant qu'elle est admise en particulier par
Ibn Rochd, connaissant les raisons pour lesquelles il se
croit tenu de ne point l'exposer ouvertement, tout nous
devient clair maintenant dans les textes volontairement
ambigus qui, tout à l'heure nous embarrassaient. Nous
avons la clef de Fénigme. Nous voilà au nombre des ini-
tiés capables de saisir au passage et d'interpréter les
moindres signes d'intelligence. Reprenons donc ces textes,
pour les examiner à cette lumière nouvelle, et les éclairer,
en outre, par d'autres textes des mêmes ouvrages, qui con-
tribueront à les replacer dans leur véritable jour.
Tout d'abord, Ibn Rochd a proclamé la nécessité des
religions ; entendez : pour le vulgaire, non pour les hommes
de démonstration. Il a déclaré, par exemple, qu' « une reli-
gion fondée sur la seule raison est inférieure aux religions
tirées à la fois de la raison et de la révélation » (1). Gela
signifie : Une religion de philosophe, fondée tout entière
sur le raisonnement abstrait, ne conviendrait qu'aux
hommes de démonstration, tandis qu'une religion de pro-
(i) Voir plus haut, p. 126, 1. 9 a 1. n. — Notons que, pour Ibn Rochd,
cette expression « une religion fondée sur la seule raison, une religion
de philosophe » ne peut être qu'une contradiction dans les termes, à
moins que par cette expression impropre on ne veuille désigner pure-
ment et simplement la philosophie. Aussi ne l'a-t-il pas prise à son
compte et a-t-il eu soin de dire : « Ceux qui admettent qu'il peut exister
une religion fondée sur la raison seule doivent reconnaître qu'elle est
inférieure aux religions tirées à la fois de la raison et de la révélation »
(voir plus haut, p. 126, 1. 8 à 1. n) é
— 148 —
phète, par le sens extérieur des textes qu'il a promulgués
et qui expriment ses intuitions imaginatives issues de sa
raison, s'adresse à l'esprit et au cœur de tous les hommes,
tout en attirant, par des allusions, l'attention des seuls
philosophes sur l'interprétation rationnelle de ces mêmes
textes. C'est pourquoi Ibn Rochd dira encore, dans le
même sens, qu'on [c'est-à-dire le vulgaire] ne peut se pas-
ser de ce législateur (1). Cependant, à un certain point
de vue, la religion est indispensable aux philosophes eux-
mêmes; mais Ibn Rochd, dans un passage du Tahâfot (2),
a eu soin de nous expliquer comment il faut entendre cette
restriction : Si le philosophe a besoin de la religion, ce
n'est pas en tant que philosophe,, ce n'est pas pour raison-
ner en philosophe, ni pour régler sa conduite de philo-
sophe et atteindre ainsi sa félicité propre; c'est seulement
dans la mesure où la vie du penseur plonge encore néces-
sairement dans la vie ordinaire, c'est-à-dire d'abord pen-
dant le jeune âge, alors qu'il fait encore partie du vulgaire,
puis à cause des rapports sociaux que tout homme, fût-il
philosophe, entretient nécessairement, pour vivre, avec
tous ses semblables, et qui lui font une nécessité de ne
point porter atteinte à la seule discipline qui convienne
au vulgaire, la discipline religieuse. Le philosophe a be-
soin de la religion en tant qu'homme : la philosophie n'en
a aucunement besoin; elle se suffit à elle-même.
C'est donc pour le vulgaire seulement qu'il peut être
question de mystères proprement dits : toutes les vérités
accessibles à la seule démonstration apparaissent néces-
sairement aux hommes du vulgaire comme des mystères
impénétrables; et les philosophes, sous peine d'infidélité
ou d'hérésie, doivent les leur présenter comme telles (3),
(i) Tahâfot et-tahâfot^ p. ir% 1. 8 du bas.
(2) lbid., vers la fia de l'ouvrage, p. m, 1. 6 du bas, à p. I£*, 1. i.
Nous avons donné plus haut, p. i2i, 1. 3 à l. 22, la traduction de tout
le passage.
(3) Voir plus haut, p. 77, 1. 14 à 1. 18.
— 149 —
bien qu'ils en possèdent eux-mêmes des démonstrations.
Qu'on relise attentivement tous les textes d'Ibn Rochd re-
latifs à de prétendus mystères : on verra qu'ils ne disent
rien de plus; qu'ils sont accompagnés de restrictions
intentionnellement introduites pour leur conserver, en
en restreignant la portée au seul vulgaire, leur signification
véritable. Quand il a dit que certaines discussions « passent
les limites de la Loi religieuse, en agitant des questions
qu'aucune loi religieuse n'ordonne [de résoudre], parce
que les facultés humaines en sont incapables », il a eu soin
d'ajouter immédiatement : « On n'est pas obligé d expli-
quer (1) toutes les questions d'ordre théorique sur les-
quelles la Loi divine reste muette et d'exposer à la masse
les [conclusions] auxquelles conduit la spéculation, comme
des dogmes religieux. 11 faut donc s'abstenir d'[exposer]
tout sujet de ce genre sur lequel se tait la Loi divine, dé-
clarer à la masse que la raison humaine est incapable
d'approfondir de tels problèmes, et ne pas dépasser ren-
seignement religieux donné par la Loi divine, car c'est V en-
seignement destiné à tous indistinctement et qui suffit à
produire l'effet voulu. De même que le médecin explique,
seulement, ce qui concerne la santé, dans la mesure qui
convient pour que les gens bien portants la conservent et
que les malades guérissent de leur maladie, de même en
(i) Le verbe ,yas. 3 fahaca ne signifie pas ici approfondir, résoudre
(M. Asin resolver, p. 281, 1. 3o, de son. article : El Averroismo teolôgico
de Santo Tomâs...), mais expliquer [à quelqu'un], ainsi que le prouve,
quatre lignes plus bas, un passage parallèle du même texte, dans lequel
l'auteur dit que « le médecin explique (j^-g 9 ^. yafhaço ; M. Asin : expli~
car, p. 282, 1. 6), seulement, [à ses clients], ce qui concerne la santé,
dans la mesure qui convient pour que les gens bien portants la con-
servent..., etc. ». Mais le médecin doit étudier, évidemment, pour son
propre compte, par la méthode appropriée, toutes les questions sans
exception relatives à la santé ou à la maladie, et de même le philosophe,
parla méthode démonstrative, toutes les questions philosophiques, c'est-
à-dire toutes les questions relatives à l'Univers', à Dieu, et aux rapports
de l'un avec l'autre. (Cf. supra, p. 4o> 1. 18 à 1. 20, la définition de la phi-
losophie par Ibn Rochd.)
— 150 —
est-il du Législateur : il ne fait connaître à la masse des
hommes les choses [cachées] que dans la mesure néces-
saire pour qu'ils obtiennent la félicité » (1). D'où il résulte
que, pour les philosophes, il n'y a rien de caché. Un peu plus
loin (2), l'auteur indique l'attitude que doit prendre, en de
pareilles questions, l'homme de démonstration, selon que
son interlocuteur est homme de démonstration ou ne l'est
pas (3), et dans ce dernier cas, selon qu'il est croyant ou
infidèle; et il termine par cette conclusion, d'où il ressort
clairement que, pour le philosophe, aucune des questions
théoriques passées sous silence dans la Loi religieuse, et
dont il parlait tout à l'heure (4), n'échappe à la démonstra-
tion, à l'évidence rationnelle, que pour sa raison il n'existe
point de mystères : « Telle doit être la règle de conduite
de Thomme de démonstration, à quelque religion qu'il
appartienne, et particulièrement s'il appartient à notre
religion, cette [religion] divine dans laquelle aucune ques-
tion théorique n'est passée sous silence sans que soit indi-
quée dans la Loi la solution quen donne la démonstration
et sur laquelle se tait l'enseignement destiné au vul-
gaire » (5).
Si dans les questions sur lesquelles la religion reste
muette le philosophe ne se heurte à aucun mystère propre-
ment dit, en rencontre-t il donc dans les questions qu'elle
tranche, dans les dogmes qu'elle enseigne? Pas davan-
tage. Il est bien vrai qu'Averroès parle, avec insistance,
de choses que « la raison humaine est incapable de per-
cevoir », qui « dépassent la portée de la raison », et que
« Dieu enseigne à l'homme par le moyen de la révélation » ;
(i) Tahâfot et-tahâfot, p. Il», 1. 18 à 1. il\.
(2) Ibid.y p. Il», 1. 6 du bas, à p. III, 1. 3.
(3) Comparer, sur ce point, le long développement qui termine les
Manâhidj, de la p. 1rs, 1. 7, jusqu'à la fin du traité, en particulier p. iro,
1. 9, à p. irv, 1. 3.
(4) Voir plus haut, p. 149, 1. 7 à 1. 10, 1. 12 et i3.
(5) Tahâfot et-tahâfot, p. III, 1. 1 à 1. 3. Cf. ibid., p. m, 1. 27 et 28;
Facl el-maqâl, p. 26, ). 4 du bas, à p. 27, 1. 3; p. 5i, 1. 1 et 2.
— 151 —
et ces choses inaccessibles, nous dit-il, sont de deux
sortes : « ou bien inaccessibles aux [facultés] naturelles
d'une catégorie d'hommes... ou bien inaccessibles absolu-
ment, c'est-à-dire qu'^7 ri est pas dans la nature de la rai-
son de les atteindre » ; mais Ibn Rochd a grand soin d'ajou-
ter aussitôt « en tant que raison » (1). Gela veut dire
évidemment, pour qui a présente à l'esprit la théorie du
prophétisme précédemment exposée, que les connais-
sances de cet ordre échappent, par nature, à la raison rai-
sonnante, mais qu'elles sont accessibles à cette forme
intuitive de la raison qui résulte du retentissement de la
raison ou intellect (2) dans l'imagination, et qui constitue
la vision prophétique. Si d'ailleurs nous interrogeons les
textes mêmes d'Ibn Rochd, pour savoir quelles sont au
juste ces connaissances uniquement accessibles à la raison
intuitive des prophètes, nous pouvons pleinement nous
convaincre qu'elles n'ont rien de commun avec des mys-
tères proprement dits. Il s'agit là, nous dit Ibn Rochd,
dans le passage même que nous venons de citer, non pas
de vérités d'ordre spéculatif et transcendant, mais de con-
naissances d'ordre pratique « nécessaires pour la vie de
l'homme et pour son existence » (3). Il insiste sur cette
idée, il y revient, il l'explique. « Les falâcifa, dit-il, pensent,
en effet, que l'homme ne peut vivre en ce monde sans les
arts pratiques, qu'il ne peut vivre ni en ce monde ni dans
l'autre sans les vertus spéculatives, qu'aucun des pre-
miers et aucune des secondes ne peut être parachevé,
ni même atteint, sans les vertus morales, et que les ver-
tus morales ne sont possibles que par la connaissance du
Dieu Très-Haut et sa glorification par l'[accomplissement
des] devoirs de piété institués dans chaque religion,
comme les prières, les oraisons, et autres formules sem-
(i) Voir plus haut, p. 126, av.-dern. 1., et 127, n. 1.
(2) Il ne faut pas oublier que le seul et môme mot arabe ^p*-* K (iql
(rr voûç) se traduit en français tantôt par raison, tantôt par intellect.
(3) Tahâfot et-tahâfot, p. i% 1. 3 du bas et 1. 2 du bas.
- 152 —
blables prononcées en l'honneur du Dieu Très-Haut, des
anges et des prophètes (1). » Un peu plus loin, Ibn Rochd
généralise : il joint à la connaissance de Dieu « tous les
autres principes fondamentaux, comme la félicité fu-
ture » (2), aux devoirs de piété « les actions qui con-
duisent à la félicité dans l'autre monde » (3), et il ajoute
que, sur ces dogmes et ces préceptes d'action, toutes les
religions sont d'accord, bien qu'elles différent par le plus
et par le moins (4). Ce qu'il entend par cette différence de
degré entre les religions, Ibn Rochd l'explique en divers
passages : « Le fondateur de religion a besoin de savoir
quel degré de connaissance de Dieu convient au vulgaire
pour être heureux et quelles sont les méthodes qu'il
faut employer pour l'y conduire » (5); il a besoin de con-
naître également « quel est dans la vie future le degré du
bonheur et du malheur, et aussi quel degré de bonnes
œuvres est cause de la félicité; car de même que les ali-
ments ne sont cause de la santé... qu'en certaine quantité
et à certain moment, de même en est-il des bonnes et des
mauvaises actions » (6). « Tout cela... [les prophètes] le
savent par une intuition certaine, en particulier [ce qui
concerne] l'institution des doctrines religieuses, l'établis-
(i) Ibid., p. m, 1. i3 à 1. 17.
(2) Ibid., p. ir% 1. 20 et 21.
(3) Ibid., p. ir% 1. 24.
(4) Ibid., p. ir% 1. 18 et 19. — « Toutes les religions, dit-il encore,
...s'accordent à reconnaître l'existence de Dieu, de ses attributs, de ses
actions, bien qu'elles diffèrent, touchant l'essence du premier principe
et touchant ses actions, par le plus et par le moins. Et de même, elles
s'accordent au sujet des actions qui conduisent à la félicité dans l'autre
monde, bien qu'elles diffèrent quand elles fixent la mesure de ces ac-
tions. » (Tahâfot et-tahâfot, p. ir% 1. 21 à 1. 25). Ibn Rochd ajoute cepen-
dant : « Toutes les religions s'accordent à admettre une autre vie, bien
qu'elles diffèrent touchant sa manière d'être \-çX*S.*S ^ fi kaïfiyyatiha »
(ibid., p. lr% 1. 21 et 22); mais il entend par là les symboles et leurs
degrés. Voir plus loin, p. i55, 1. 2 à 1. 5.
(5) Manâhidj, p. I • 1 , 1. 7 et 8; trad. ail., p. 93, 1. 4 à 1. 7.
(6) Ibid., p. I**, dern. 1., à p. Ll, 1. 3; trad. ail., p. 93, 1. 5 du bas à
dern. 1.
— 153 —
sèment de la législation, les indications relatives à la vie
future (1). » Mais cette intuition est plus parfaite chez tel
prophète que chez tel autre : les symboles qu'il aperçoit
et qu'il répand agissent avec plus de force sur l'imagina-
tion, sur le cœur, sur la volonté des masses; le genre d'ac-
tions qu'il prescrit, les degrés, les moments qu'il assigne
à ces actions, sont plus propres à plier les hommes du
vulgaire, à engendrer en eux ces habitudes salutaires
qu'on appelle les vertus (2), et à leur procurer ainsi, en ce
monde puis dans l'autre, le degré de félicité dont ils sont
susceptibles. C'est en cela que la religion musulmane rem-
porte sur toutes les autres : « Ce qu'elle enseigne touchant
la vie future est plus propre à exciter aux actions ver-
tueuses que ce qu'enseignent les autres : et pour cette
raison, il est meilleur de représenter à [tous] les [hommes]
la vie future sous des formes corporelles que sous des
formes spirituelles. C'est ainsi que le Dieu Très-Haut a
représenté le paradis qu'il promet à ceux qui le craignent
comme « un jardin où courent des rivières » (3) » (4).
Voilà pour les dogmes. Voici pour les préceptes ou règles
d'action : « La plus louable... de ces [règles de conduite]
est celle qui excite le mieux tous les hommes aux actions
vertueuses, en sorte que ceux qui ont été élevés suivant
cette [règle] aient une vertu plus parfaite que ceux qui ont
été élevés suivant d'autres. Telles sont les prières chez
nous. Car il n'y a pas de doute que la prière éloigne dei'im-
moralité et des actions blâmables, comme l'a dit le Dieu
(c) Ibid., p. I •! , 1. 8 à 1. io ; trad. ail., p. 94, 1. 8 à 1. 11.
(2) Les vertus pratiques et les vertus morales. Cf. Tahâfot et-tahâfot,
p. l£% 1. i3.
(3) Qoran, II, 23; III, i3; IV, Go; X, 9. — La suite du passage insiste
sur ce point qu'il s'agit d'un symbole à l'usage du vulgaire et non des
philosophes, car le Prophète a dit à leur intention, en parlant du Para-
dis : « ce qu'aucun œil n'a vu, ce qu'aucune oreille n'a entendu, ce qui
ne s'est jamais présenté au cœur d'un mortel », et Ibn c Abbàs : « Entre
cette vie et la vie future, il n'y a de commun que les noms ».
(4) Tahâfot et-tahâfot, p. !£♦, 1. 20 à 1. 23.
— 154 —
Très-Haut, et que la prière instituée dans cette reli-
gion-ci est propre à produire cet effet d'une façon plus
parfaite que les prières instituées dans toutes les autres
religions; cela tient au nombre et aux heures des prières
[qui y sont] fixés, aux formules [dont elles se composent]
et aux autres conditions de purification et d'abstention, je
veux dire l'abstention d'actes et de paroles qui en dé-
truisent la validité » (1).
Nous comprenons, maintenant, le vrai sens de tout cet
ensemble de textes qui paraissent affirmer Pexistence de
mystères proprement dits, c'est-à-dire de vérités trans-
cendantes et primordiales, incompréhensibles par nature
pour tout esprit humain, principes intangibles qui, con-
curremment avec les principes premiers rationnellement
évidents, s'imposeraient comme points de départ aux rai-
sonnements de la philosophie elle-même. En réalité, tous
ces textes visent seulement à signaler chez les prophètes,
non pas au-dessus mais à côté de la raison, et en un cer-
tain sens au-dessous de la raison, puisque c'est d'elle
qu'elles sont issues, ces intuitions d'ordre imaginatif,
symboles ou préceptes, qui traduisent sous forme sensible,
à l'usage du vulgaire, les vérités adéquates de la philoso-
phie, les règles démontrables de la morale rationnelle,
intuitions qui constituent à elles seules tout le bagage
propre de la religion.
Quant aux miracles, Ibn Rochd en parle exactement
dans le même style que des prétendus mystères, et les
range expressément dans la même catégorie : Ils font par-
tie « des principes des religions » (2). Pas plus que « les
autres principes des religions » (3) on ne doit « chercher
à les expliquer [au vulgaire] ni les mettre en question » (4).
« Il n'y a pas à douter de leur existence, [toujours con-
(i) Tahâfot et-tahâfot, p. 12*, 1. i5 à 1. 20.
(2) Ibid., p. m, 1. 23.
(3) Ibid., p. in, 1. 24 et 25.
(4) Ibid., p. in, 1. 23.
— 155 —
forme, nous l'avons vu (1), aux lois de la nature], bien que
leur manière d'être [c'est-à-dire la forme symbolique sous
laquelle ils sont présentés dans les textes sacrés] soit
chose divine [c'est-à-dire affaire d'intuition prophétique],
inaccessible à la raison [raisonnante] de l'homme. [Si l'on
ne doit pas les mettre en doute], c'est qu'ils sont les prin-
cipes des actions par lesquelles l'homme est vertueux. Or
il n'est possible d'acquérir la science [philosophique, dé-
monstrative], qu'après avoir acquis la vertu. On ne doit
donc pas entreprendre d'approfondir les principes qui
conditionnent la vertu avant d'avoir acquis la vertu (2), »
Ne semble-t-il pas résulter de ce dernier trait qu après
avoir acquis la vertu, on puisse, et Ton doive, selon Ibn
Rochd, s'appliquer à approfondir tous ces principes reli-
gieux, si Ton est en état de se livrer à une pareille étude,
c'est-à-dire si l'on est philosophe ? Par suite, cette proposi-
tion, à laquelle nous avons vu se réduire, en fin de compte,
l'antirationalisme prétendu d'Averroès : « Il y a des sym-
boles et des préceptes, merveilleusement appropriés aux
besoins du vulgaire, que la raison du philosophe ne sau-
rait inventer, et qui ne relèvent que de l'intuition prophé-
tique », cette proposition elle-même, lbn Rochd ne l'aurait
entendue qu'en un sens tout relatif. Témoin la restric-
tion formulée dans le texte suivant : « Tout cela, ou la plus
grande partie, ne peut être connu que par une révélation
(il s'agit de tout ce que doit connaître, au préalable, un
fondateur de religion; cf. supra, p. 152, 1. 11, à p. 153,
1. 2); ou la connaissance qu'en donne la révélation est
plus parfaite » (3). Autrement dit, l'intuition prophétique
ne révélerait rien que la raison discursive du philosophe
ne pût, au moins en principe, arriver à découvrir par
une série plus ou moins longue de raisonnements dé-
monstratifs : la philosophie pourrait, en principe, démon-
(i) Voir plus haut, p. 146.
(2) Tahâfot et-tahâfot, p. in, 1. 26 à 1. 29.
(3) Manâhidj, p. I ♦!, 1. 4 et 5.
— 156 —
trer que le meilleur de tous les symboles, pour représen-
ter aux gens du vulgaire le Paradis, consiste à le dépeindre
comme un jardin où coulent des rivières, peuplé de hou-
ris aux yeux noirs; qu'il faut, de même, leur représenter,
poussant au fond de l'enfer, un arbre aux fruits amers
appelé zaqqoûm, et autres détails du même genre ; que le
meilleur nombre de prières qu'on puisse leur prescrire est
de cinq par jour, que ces prières doivent être faites à telles
heures, se composer de telles et telles formules, de tels et
tels gestes ou attitudes du corps, etc. Seulement, il fau-
drait bien convenir qu'en fait, l'intuition instantanée du
prophète est autrement rapide et autrement sûre que les
longs raisonnements du philosophe; si longs, qu'en cer-
tains cas, lorsqu'il s'agit de statuer sur d'infimes détails,
comme par exemple le choix de telle formule de prière,
ils deviendraient interminables et comporteraient trop de
chances d'erreur. De sorte qu'en réalité, dans tous les cas
de ce genre, la raison demeurerait impuissante, la néces-
sité, pratiquement, s'imposerait d'une intuition prophé-
tique.
Telle n'est pas, à coup sûr, la pensée d'Averroès : il ne
considère pas l'intuition prophétique comme entièrement
réductible à la raison, pas plus en théorie qu'en pratique.
Dans sa Paraphrase au De divinatione per somnum (1), il
établit que, dans le rêve divinatoire, et aussi dans l'intui-
tion prophétique (2), l'intellect fournit seulement la forme
générale delà chose individuelle à connaître, et l'imagina-
tion la reçoit sous forme particulière, individuelle, à rai-
son de la matière qui est en cette faculté (3). Cette formule
est générale : elle s'applique non seulement aux faits par-
ticuliers perçus d'avance dans le rêve divinatoire ou dans
la vision prophétique, mais à toute espèce de symbole
(i) Aristotelis... opéra... cum Averrois... commentariis... Sexti volu-
rainis Pars II, du fol. 3o au fol. 37.
(2) Jbid., fol. 36 CD.
(3) Ibid., fol. 34 KL ; fol. 35 G H.
— 157 —
formé dans l'imagination intuitive du prophète, puisqu'un
symbole n'est autre chose qu'une idée incorporée dans
une matière. Il faut donc interpréter les textes d'Ibn Rochd
cités plus haut, en un autre sens que celui qui se présen-
tait d'abord à l'esprit. En parlant des choses qu'un pro-
phète doit préalablement connaître pour pouvoir instituer
une religion, il disait : « Tout cela, ou la plus grande par-
tie, ne peut être connu que par une révélation ». En effet,
ces choses qu'un prophète doit connaître et qu'Ibn Rochd
venaitd'énumérer, sont de deux sortes : ou bien de grandes
vérités accessibles à la raison, à la démonstration, en
même temps qu'aux arguments dialectiques ou oratoires,
comme la connaissance de Dieu, la rémunération fu-
ture, etc.; ou bien des intuitions d'ordre purement imagi-
natif, propres à la vision prophétique, inaccessibles à la
raison proprement dite. Cette dernière espèce est la plus
nombreuse : elle constitue donc « la plus grande partie »
de ce genre de connaissances. Ibn Rochd a ajouté : « ou
la connaissance qu'en donne la révélation est plus par-
faite » ; il a voulu dire plus parfaite pour inciter le vulgaire
aux actions qui constituent la vertu commune : il n'entend
point par là que la raison mettrait trop de temps à détermi-
ner jusque dans les dernières précisions, en qualité et en
quantité, ces symboles et ces actions, mais que la raison
en peut déterminer seulement Vidée, la forme générale, et
que seule l'imagination du prophète est apte à particula-
riser cette forme, en lui fournissant une matière appro-
priée aux hommes, aux temps et aux lieux (1). — 11 a dit
enfin qu' « on ne doit pas entreprendre d'approfondir les
principes qui conditionnent la vertu avant d'avoir acquis la
vertu ». On peut conclure de là, peut-être, qu'après l'avoir
(i) Paraphrase au De divinatione per somnum, fol. 35 G, 1. i4, à H,
1. 8; cf. fol. 34 Tj : « istam formam individualera tempori et loco propriam,
et uno modo hominum et uni individuo modi »; fol. 35 I : « illud quod
est proprium suo tempori, et suo loco... et suis hominibus ». — Cf. Mai-
monide, Guide des égarés, t. II, p. :>.8/i, 1. 3 à 1. 8.
— 158 —
acquise, il n'est plus défendu de chercher à les approfon-
dir; on ne peut en conclure que la raison puisse jamais y
parvenir pour tous ces principes : elle le peut pour ceux
de ces principes qui consistent en des vérités d'ordre
spéculatif, philosophique, qui sont, dans leur essence
dernière, pensée pure, forme pure; pour ceux qui con-
sistent en des connaissances d'ordre législatif, d'ordre
proprement religieux, qui sont par essence symbole et
matière, ni en fait ni en droit elle ne le peut.
CHAPITRE III
Les antécédents de la théorie d'Ibn Rochd
chez ses prédécesseurs grecs et musulmans.
Cette conception générale de la religion et de ses rap-
ports avec la philosophie, que nous venons d'étudier chez
Ibn Rochd, cette théorie de l'inspiration prophétique, avec
ses corollaires relatifs aux symboles, aux révélations ou
avertissements divins reçus en songe ou pendant la veille,
la distinction d'un double enseignement religieux, exoté-
rique et ésotérique, toute cette doctrine d'Averroès a des
origines grecques indéniables, que lui-même ne mécon-
naît point, car il la place incidemment sous l'égide de So-
crate (1). Elle se rattache, en effet, à des conceptions com-
munes à la plupart des philosophes grecs, et qui découlent
elles-mêmes des idées, croyances et tendances générales
de l'esprit hellénique. Presque toutes les écoles philoso-
phiques de la Grèce (2) se défendent de vouloir détruire
(i) Paraphrase au De divinatione per somnum, fol. 34 I K.
(2) Eu particulier Socrate, Platon, les Stoïciens, les Alexandrins. Voir
E. Zeller, Die Philosophie der Griechen..., Socrate : 4. Aufl., 2. Th.,
1. Abth., p. 74, 1. 11, à p. 91 ; p. 178, 1. 7, à p. 179, 1. 20; Platon : ibid.,
pp. 579 à 582; pp. 925 à 935; les Stoïciens '.ibid., 3. Aufl., 3. Th., 1. Abth.,
pp. 309 à 345; Plutarque (platonicien pythagorisant) : ibid., 3. Aufl.,
3. Th., 2. Abth., pp. 189 à 202; les Alexandrins (en particulier Plotin,
mais les philosophes musulmans, ce semble, ne lui ont rien emprunté
directement) : ibid., 3. Au(l. 3. Th., 2. Abth., pp. 619 à 63i ; 664 à 677. —
Cf., dans la traduction française du même ouvrage : La philosophie des
Grecs considérée dans son développement historique, trad. de l'allem.
par E. Boutroux. Paris 1877-1884, t. III (traduit par E. Belot), Socrate :
p. 77, 1. 11, à p. 92; p. i63, 1. 18, à p. 164, 1. 4 du bas.
— 160 —
la religion établie, dont elles reconnaissent l'utilité morale
et sociale. Elles proclament la nécessité de conserver les
symboles, mythes et allégories, qui constituent la religion
populaire, et qui sont pour le vulgaire la seule forme pos-
sible de religion. Chacun doit suivre, disent-elles, la reli-
gion de son pays, car les religions sont toutes vraies, bien
que leurs symboles soient plus ou moins clairs, plus ou
moins parfaits. Mais tout mythe est le reflet d'une vérité
qu'il indique à qui sait l'interpréter. Le philosophe doit
donc interpréter, interpréter dans le meilleur sens, tous
les mythes religieux; et passant à l'exécution de ce pro-
gramme, les philosophes grecs retrouvent dans les mythes
et symboles des religions populaires, particulièrement de
la religion grecque, les plus importantes conceptions phi-
losophiques. Ils professent enfin que l'âme humaine a le
pouvoir de percevoir l'avenir quand, dans un état d'en-
thousiasme, dans l'extase prophétique, elle oublie le pré-
sent (1). Aussi n'ont-ils garde de révoquer en doute la
réalité des oracles, qui représentent une forme particu-
lière de la croyance à la révélation divine, au prophé-
tisme.
Ibn Rochd pouvait donc trouver, indiqués déjà, chez ses
modèles grecs, les linéaments principaux de sa concep-
tion des rapports entre la philosophie et la religion. Mais
la mythologie païenne se prêtait très facilement à une con-
ciliation avec la philosophie grecque. Il n'en allait pas de
même de la religion musulmane, qui en prend le contre-
pied (2). Une tâche nouvelle s'offrait donc aux falâcifa, qui
exigeait d'eux encore, à défaut d'une originalité complète,
une certaine initiative, beaucoup de souplesse et d'ingé-
niosité. Ils n'y faillirent point, l'exemple d'Ibn Rochd vient
de nous l'attester. S'il fallait, en somme, indiquer un point
sur lequel les falâcifa ont su faire preuve d'une indéniable
(i) Exemple la Pythie. — Cf. Plutarque, dans Zeller, Die Philosophie
der Griechen... 3. Aufl., 3. Th., 2. Abth., p. ig5, 1. 9 à 1. i5.
(2) Voir plus haut, pp. 25 à 3o, en particulier p. 25, n. 2.
— 161 —
originalité, nous nommerions avant toute autre cette ques-
tion capitale de l'accord entre la religion et la philoso-
phie (1).
Mais quelle part au juste doit-on reconnaître à Ibn
Rochd, le dernier en date des grands falâcifa (2), dans
cette œuvre de développement et d'adaptation à l'islam
d'une conception grecque d'origine? Quel est, en d'autres
termes, son degré d'originalité, non plus par rapport à ses
prédécesseurs grecs, mais par rapport à ses prédécesseurs
musulmans? Leur attitude, en cette question, est-elle
complètement opposée à la sienne (3)? est-elle ana-
logue (4)? est-elle identique?
Les falâcifa d'Orient (5) n'ont laissé, à notre connais-
sance, aucun traité spécialement consacré à cette question
fondamentale de l'accord entre la religion et la philosophie.
Serait-ce donc qu'ils s'en désintéressaient?
D'abord, de ce que nous ne connaissons aucun traité de
ce genre qui soit de la main des falâcifa orientaux, il se-
rait téméraire de conclure qu'ils n'en ont jamais composé.
Nous ne possédons qu'une faible partie de leurs écrits.
(i) Cf. notre thèse sur lbn Thofaïl, sa vie, ses œuvres, p. 66.
(2) Ibn Rochd est mort en 1198. On ne peut guère compter parmi les
grands falâcifa Ibn Sab'în, natif de Murcie, mort à La Mekke en 1269, et
fondateur d'une secte mystique. — Voir dans le Journal Asiatique,
année i853, série V, t. I, pp. 240 à 274, l'article d'Amari intitulé : Ques-
tions philosophiques adressées aux savants musulmans par V Empereur
Frédéric II, et celui de M. Mehren (année 1879, série VII, t. XIV, pp. 34i
à 454) : Correspondance du philosophe soufi IbnSab'în Abdoul-Haqq avec
V Empereur Frédéric 11 de Hohenstaufen.
(3) C'est le point de vue de M. Asin. Voir plus haut, p. 16, 1. 3 à 1. 10.
(4) C'est le point de vue de M. Mehren. Voir plus haut, p. 12, 1. 4 du
bas, à p. i3, 1. 3 du bas.
(5) Quoique un peu flottante, la limite entre les deux moitiés du monde
musulman, l'Orient (machriq) et l'Occident [maghrib), coïncide, d'une
manière générale, avec la frontière occidentale de l'Egypte. Cette déli-
mitation est particulièrement exacte en matière religieuse (cf. E. Doutté,
Merrâkech, i er fasc. Paris, 1906, p. 54, n. 1, avec références) et en ma-
tière philosophique. — Les principaux falâcifa orientaux sont: El-Kindî,
m. vers 870, El-Fâràbî, m. en 960, Ibn Sînâ, m. en 1037.
H*
- 162 -
Ceux dont il existe encore des manuscrits, dans les biblio-
thèques publiques par exemple, n'ont pas tous été, il s'en
faut, l'objet d'un examen attentif et compétent. Plus d'un
figure au catalogue de ces bibliothèques avec une fausse
attribution de contenu, de titre, ou même d'auteur (1).
Beaucoup ont, de bonne heure, disparu, et ne nous sont
connus que par le titre : leur contenu, souvent, demeure
énigmatique (2). Certains furent vraisembablement dé-
truits en portefeuille, avant d'avoir eu les honneurs de la
copie, lors des grandes destructions de manuscrits ordon-
nées par les souverains, aussi bien dans l'Orient que dans
l'Occident musulman, aux époques de réaction ortho-
doxe (3). 11 se peut enfin que, par les soins mêmes de
leurs auteurs, plusieurs traités sur les rapports de la phi-
losophie et de la religion soient restés inconnus du pu-
blic, car la question, poussée à fond, avait un caractère
ésotérique. On ne pourra donc jamais établir qu'aucun des
falâcifa d'Orient ne se soit avisé d'agiter dans un écrit
spécial cette question d'importance primordiale. Mais ce
point n'offre, au surplus, qu'un intérêt secondaire : si au
lieu de la traiter dans un livre ad hoc, ils lui réservaient
une place d'honneur dans le cadre d'un ouvrage plus corn-
préhensif, ou même dans leur enseignement verbal et éso-
térique, ils témoignaient tout aussi bien par là qu'ils n'en
méconnaissaient nullement l'importance.
(i) Voir, par exemple, notre thèse sur Ibn Thofaïl, sa vie, ses œuvres,
pp. 32 à 36, p. 37, n. 2, et notre édition avec trad. franc., du Hayy ben
Yaqdhân, d'Ibn Thofaïl, Introd., p. xvi, les neuf dern. 1.
(2) Le titre d'un livre arabe ne donne, le plus souvent, aucune indica-
tion sur le contenu; par exemple : La perle précieuse z^à-ULN k^jJl Ed-
dorra 'l-fâkhira (d'El-Ghazâlî). Le sous-titre est, en général, plus expli-
catif; exemple, le sous-titre du précédent '.pour révéler les connaissances
sur la vie future ïyLtà ^^& ^JlJjS (J, fî kachf l oloûm el-âkhira. Mais
le sous-titre fait souvent défaut.
(3) Aussi les deux grands philosophes maghribins, Ibn Thofaïl et Ibn
Rochd, qui l'ont abordée dans des traités destinés à une certaine publi-
cité, se sont-ils crus obligés de s'en excuser. Voir plus haut, p. 78, 1. 20
et suiv., et p. 79, n. 1.
— 163 —
Nous entrevoyons cependant certaines raisons qui pour-
raient expliquer chez les philosophes musulmans d'Orient
un moindre souci de vider avant toute autre cette grave
question préliminaire. Les premiers en date, par exemple
El-Kindî, vivaient sous les moins musulmans d'entre les
khalifes abbassides, sous El-Mâ'moûn et ses successeurs
immédiats. Ces puissants souverains, disciples des Mo e ta-
zilites, et novateurs audacieux, représentants avoués des
tendances persanes, de la réaction aryenne contre l'es-
prit de l'islam, étaient les protecteurs-nés des savants et
des philosophes. Plus tard, redevenus, pour des raisons
politiques, les champions de l'orthodoxie musulmane, les
Abbassides se changent en persécuteurs de la philosophie.
Mais ce revirement coïncide avec l'affaiblissement de leur
puissance. Or, le morcellement du khalifat tourne à l'avan-
tage des philosophes : avec le nombre des potentats indé-
pendants, ils voient augmenter leurs chances de rencon-
trer un protecteur (1) et la facilité de trouver refuge contre
la disgrâce d'un maître en passant à la cour d'un de ses
rivaux (2). Enfin, le mélange confus de races, de civilisa-
tions, de religions, qui formait l'empire musulman d'Orient,
offrait aux audaces de la philosophie un champ relative-
ment favorable. Pour ces diverses raisons, les falâcifa
orientaux pouvaient n'éprouver qu'assez faiblement, peut-
être, le besoin de se mettre préalablement en règle avec
la religion, en obtenant d'elle, s'il se pouvait, droit de
cité pour la philosophie.
Il n'en allait pas de même dans le milieu, plus homo-
gène à tous égards, de l'Islam maghribin, au temps des
falâcifa occidentaux, c'est-à-dire sous la dynastie des Al-
moravides d'abord, puis sous celle des Almohades.
(i) Exemple, El-Fârabî et son protecteur Seïf ed-daoula, prince de
Haleb (Alep). Voir S. Munk, Mélanges de philosophie juive et arabe,
p. 342; Carra de Vaux, Avicenne, p. 91.
(2) Tel fut, par exemple, le cas d'Ibn Sînâ (Avicenue). Voir S. Munk,
ibid, y p. 354; Carra de Vaux, ibid. } p. i3y-i4o.
— 164 —
La première de ces deux périodes est représentée par
Ibn Bâddja (1), qui jouissait auprès des princes almora-
vides d'une haute considération (2). Nous ne savons sur
lui que fort peu de chose : nous pouvons du moins affir-
mer, comme on le verra tout à l'heure, qu'il n'avait pas
entièrement négligé dans ses écrits la question des rap-
ports entre la philosophie et la religion. Il est permis de
croire que, s'il en avait eu le loisir, placé comme il Tétait
dans les mêmes conditions à peu près que ses deux grands
successeurs, il n'eût pas manqué de consacrer, lui aussi,
à cette grave question, un traité spécial. Mais il mena,
pendant sa courte existence, une vie très affairée (3). Nous
ne devons donc pas nous étonner de ne trouver dans la
liste de ses écrits aucun traité spécial sur la question qui
nous occupe.
Sous les deux princes dont Ibn Thofaïl et lbn Rochd
furent l'un et l'autre des protégés et des favoris, Aboû
Ya'qoûb Yoûçof et son fils Aboû Yoûçof Ya'qoûb sur-
nommé El-Mançoûr, c'est à-dire le Victorieux (4), la dynas-
tie almohade était à l'apogée de sa puissance. Gomme au
temps des Almoravides, l'Afrique septentrionale et l'An-
dalousie (5) formaient politiquement un seul tout, sous un
(i) Aboû Bekr ben Eç-Çâ'igh Ibn Bâddja, l'Avempace des scolastiques,
mort à Fâs (Fez) en n38 de notre ère.
(2) S. Munk, Mél. de philos, juive et arabe, p. 384, '• 2 -
(3) « Les affaires de ce monde l'absorbèrent à tel point, nous dit Ibn
Thofaïl {Hayy ben Yaqdhân, p. 9, 1. 20), que la mort l'enleva avant
qu'eussent été rais au jour les trésors de sa science et qu'eussent été
révélés les secrets de sa sagesse. La plupart des ouvrages qu'on trouve
de lui manquent de fini et sont tronqués à la fin... Quant à ses écrits
achevés, ce sont des abrégés et de petits traités rédigés à la hâte. » On
ne connaît guère de ses œuvres qu'une analyse donnée par Munk {Mél.
de philos, juive et arabe, pp. 389 à 409) de son Régime du solitaire,
d'après le commentaire hébreu du Hayy ben Yaqdhân d'Ibn Thofaïl par
Moïse de Narbonne.
(4) Surnom qu'il reçut après la grande victoire qu'il remporta, en 1196,
sur Alphonse IX, roi de Castille.
(5) Les Arabes étendent le nom cVAndalos (prononcer Andaloss), c'est-
à-dire Andalousie, à toute l'Espagne musulmane.
— 165 —
pouvoir unique et fort. Le penseur dont la hardiesse spé-
culative encourait Panimadversion du souverain n'avait
guère d'espoir d'échapper aux effets de son courroux.
Sans doute, nous l'avons vu plus haut (1), les successeurs
d"Abd-el-Mou'men, le pieux et glorieux fondateur de la
puissance almohade, n'avaient pas tardé à se désintéres-
ser de la doctrine religieuse à laquelle ils devaient leur
élévation, pour cultiver eux-mêmes avec ardeur les sciences
profanes et la philosophie. Mais cette attitude du souve-
rain comme homme lui était toute personnelle : il ne pou-
vait l'afficher en tant que chef d'État, de crainte d'ameuter
à la fois contre lui, d'une part le fanatisme de la populace,
de l'autre l'intolérance des jurisconsultes et des théolo-
giens. Sous cette double pression, les souverains les plus
puissants et les plus éclairés, durent, plus d'une fois, se
résigner à sévir, momentanément au moins, contre les fa-
lâcifa et les savants, fussent-ils leurs protégés, leurs favo-
ris et leurs compagnons d'étude. Tel avait été déjà le sort
d'ibn Bâddja (2), emprisonné sous l'accusation d'hétéro-
doxie par ses protecteurs, les princes almoravides, qui
eux non plus, vers la fin de la dynastie, ne tenaient pas
toujours, on le voit, le titre de philosophe pour un vice
rédhibitoire. Un sort analogue attendait Ibn Rochd, enve-
loppé dans la proscription dont le khalife almohade se vit
contraint de frapper, à un moment donné, les savants, les
philosophes, et leurs écrits (3).
Telle était, en résumé, au Maghrib, sous les Almohades,
la situation politique et religieuse : Uniformité de croyance ;
fanatisme des masses populaires, étroitesse d'esprit et
intolérance des docteurs; par suite, nécessité pour les
penseurs et pour leurs disciples, nombreux dans la classe
élevée, d'user de circonspection dans la manifestation de
leurs convictions intimes; obligation pour le souverain,
(0 p - 9 5 » 1 - 4, «p. 97' l - 7-
( 2 ) Mort en 533 hég. = n38.
(3) Voir plus haut, p. 96, n. :>..
— 166 -
en particulier, de ménager le fanatisme régnant, et par-
fois môme de lui donner des gages, en traitant avec
quelque rigueur les plus compromis d'entre les savants et
les philosophes; difficulté pour les victimes d'échapper,
en pareil cas, aux atteintes du puissant khalife, du « maître
des deux continents ». Toutes ces conditions réunies fai-
saient aux philosophes maghribins, bien plus qu'à leurs
confrères d'Orient, une impérieuse nécessité de désar-
mer, avant tout, autant que faire se pouvait, l'hostilité
d'une orthodoxie ombrageuse, afin de calmer les légitimes
appréhensions politiques de leur royal protecteur et d'as-
surer ainsi leur sécurité propre. Pour avoir chance d'y
réussir, il ne leur suffisait point d'envelopper leur pensée,
d'en atténuer l'expression, de chercher à étendre sur toutes
leurs doctrines un vernis d'orthodoxie, transparent seule-
ment à des yeux exercés : la haine théologique est clair-
voyante. Il fallait aller droit au but, poser, dans sa généra-
lité, la question des rapports entre la religion et la philo-
sophie, et la résoudre en démontrant, textes en mains,
que la spéculation philosophique est, de par la Loi divine
elle-même, non seulement licite mais obligatoire pour qui
peut s'y livrer avec fruit, parce qu'elle seule révèle à ses
initiés le sens profond et adéquat des dogmes et des sym-
boles religieux.
Telles sont, sans doute, les raisons pour lesquelles les
deux seuls traités, à notre connaissance, qui aient pris
pour objet essentiel (1) l'accord de la religion et de la phi-
losophie, ont pour auteurs des philosophes maghribins :
Ibn Thofaïl et Ibn Rochd.
Mais, à supposer que les falâcifa d'Orient aient délaissé
plus ou moins cette question, il n'en demeure pas moins
certain qu'elle ne se posait ni ne se résolvait pour eux
d'une autre façon que pour Averroès. A la rigueur, on en
trouverait une preuve suffisante dans l'absence complète,
(i) Voir plus haut, p. 3r, n. i.
- 167 —
chez Ibn Rochd lui-même et chez tous les auteurs musul-
mans, d'une allusion quelconque à une divergence de ce
genre entre Ibn Rochd et ses prédécesseurs. Mais on
rencontre, en outre, dans les écrits de ces philosophes
orientaux, un certain nombre de textes épars, ou chez les
historiens, à défaut des textes mêmes, des témoignages
fondés sur les textes, qui suffisent à établir Punité de
cette doctrine chez tous les grands représentants de la fal-
safa.
« El-Kindî, dit Ibn Djoldjol (1) cité par El-Qifthi (2), a
composé, suivant la méthode des logiciens (3), un livre
pour défendre le prophétisme. » « Contre la théorie, alors
connue comme indienne ou brahmanique, dit M. de
Boer (4), suivant laquelle la raison suffit comme unique
source de connaissance, El-Kindî prend la défense de la
prophétie, quil cherche d'autre part à mettre d'accord avec
la raison. »
Dans son livre intitulé EsSiâça 'l madiniyya, Le régime
politique, El-Fârâbî indique la différence qui existe entre
la révélation et la philosophie, et montre que la cité a be-
soin en même temps d'un régime politique et de lois reli-
gieuses (5). Dans son traité sur l'Accord entre Platon et
Aristote (6), il déclare que les hommes du vulgaire sont
(i) Médecin du khalife d'Espagne Hichâm II (366 hég. = 976, à 399
= 1009). Il avait composé un livre intitulé Tâ'rîkh el-athibbà* wa 'l-falâ-
cifa, Histoire des médecins et des falâcifa.
(2) Ibn al-Qiftï's Tarih al-hukama .., herausgegeben von... Julius Lip-
pert. Leipzig, 1903, p. riA, 1. irai. I£.
(3) Il s'agit de la méthode démonstrative, sur laquelle El-Kindî avait
composé un livre intitulé : Kitâb fi H-borhân el-manthiqiyy , Livre de la
démonstration logique (Cf. ibid., p. ns, 1. lo).
(4) De Boer, Geschichte der Philosophie im Islam, p. 92, 1. 12 à 1. i5
(sans référence).
(5) Ibn Abî Oçaïbi'a, cité par El-Qifthî, ibid., p. rVA, 1. n et r..
(6) Edité et traduit en allemand, par Friedrich Dieterici : Alfarab'Cs
Philosophische Abhandlungen, aus Londoner, Leidener und Berliner
Handschriften herausgegeben von D r Friedrich Dieterici... Leiden 1890;
AlfàrabTs Philosophische Abhandlungen, aus dem arabischen ûbersetzt
von D r Fr. Dieterici... Leiden 1892. Le traité en question a pour titre :
— 168 —
incapables de comprendre les démonstrations et les con-
ceptions philosophiques; « elles ne laissent, dit-il, dans
leur esprit, aucune notion représentable (1), et si on s'obs-
tine à les leur inculquer, on ne fait qu'augmenter leur
erreur et leur égarement. La façon dont ils se repré-
sentent les choses est donc excusable et légitime » (2).
Dans cette infirmité intellectuelle du vulgaire, il y a d'ail-
leurs des degrés (3); « on doit exposer les choses à [cha-
cune de] ces [catégories d'Jhommes telles qu'ils peuvent se
les représenter... et les comprendre » (4). La mission qui
incombe « aux hommes inspirés... chargés d'établir les
religions » est précisément de « trouver ces arguments per-
suasifs (5)... et merveilleusement utiles » (6). « El-Fârâbî,
dit Steinschneider, fait consister la prophétie dans l'union
avec l'Intellect actif. L'État parfait est celui qui a un pro-
phète : les autres sont d'une nature inférieure » (7). L'au-
teur, de plus, signale en note (8), sur la foi du commen-
taire au Hayy ben Yaqdhân d'Ibn Thofaïl par Moïse de
Narbonne, une influence exercée par El-Fârâbî et par Ibn
Bâddja sur la théorie du prophétisme de Maïmonide, ce
qui prouve qu'Ibn Bâddja, en particulier, avait traité plus
ou moins amplement cette question, dans le même sens
«
^^JU^k^oj^ ^yto^M o^k^M C ^^S^L\ ^\j £^0 ç^f\ <_jU£ « Die
Harmonie zwischen Plato und Aristoteles ». Il occupe les pp. i à rr du
texte arabe de ce recueil, et les pp. i à 53 de la traduction.
(i) Nous croyons devoir nous écarter de la traduction que donne Die-
terici de ce membre de phrase.
(2) Ibid., p. n, 1. 14 à 1. 16; trad. ail., p. [\i, 1. i5 à 1. 19. Cf. ibid.,
p. H, 1. 21 et 22; trad. ail., p, l\i, 1. 3i, à p. 43, 1. 1.
(3) Cela résulte d'un passage du même texte, p. PI, 1. 16 à 1. jg; trad.
ail., p. 42, 1. 19 à 1. 26.
(4) Ibid., texte arabe, p. n, 1. 20 à 1. 21 ; trad. ail., p. l\i, 1. 29 à 1. 3i.
(5) Le mot arabe employé ici par El-Fârâbî est le participe actif ç-^ax>
moqni\ synonyme de l'adjectif j^l^ôl iqnaiyy (cf. supra, p. 42, 1. 7 et
8;p. 44,1. 4àl. 11).
(6) Ibid., texte arabe, p. rv, 1. 1 et 2; trad. ail., p. 43, 1. 5 à 1. 7. Cf.
ibid., trad. ail., Einleitung, p. xxxv, av.-dern. 1., à p. xxxvi, 1. 1.
(7) M. Steinschneider, Al-Farabi, p. 65, 1. 9 à 1. 12.
(8) Ibid., p. 65, n. n.
— 169 —
que Maïmonide, par conséquent aussi dans le même sens
qu'lbn Sînâ (1), Ibn Rochd, et les autres falâcifa (2). M. de
Boer dit aussi : « El-Fârâbî fait dériver de l'Intellect uni-
versel (c.-à-d. de l'Intellect actif), à la fois la philosophie et
la prophétie. A plusieurs reprises, il semble considérer la
prophétie comme le plus haut degré que l'homme puisse
atteindre au point de vue de la connaissance et de l'ac-
tion » (3). Nous retrouvons enfin, chez El-Fârâbî (4), briè-
vement esquissée, la théorie, que nous avons exposée
plus haut (5), suivant laquelle l'âme du prophète, à cause
de sa grande pureté, peut prédire l'avenir, « en reflétant,
comme un miroir poli (6), ce qui est écrit sur la Table gar-
dée », et produire, « par une force divine... des miracles...,
en agissant directement sur le macrocosme [en d'autres
termes sur les corps extérieurs], de même que l'âme de
(i) Voir plus haut, p. il\i y 1. 16 à 1. 19, et n. 4.
(2) Voir plus haut, p. i32, 1. 1, et n. 1 ; p. i34, n. 2; p. i35, 1. i5 à
1. 17; p. i38, 1. 3, à p. 147, 1. 8.
(3) « Telle ne peut être cependant, ajoute M. de Boer, sa véritable
pensée : selon les vues de sa philosophie théorétique, tout ce qui touche
à la prophétie : rêve, vision, révélation, est du domaine de l'imagination
et demeure nécessairement inférieur à la connaissance purement ration-
nelle. » [lbid., p. n3, 1. 32, à p. n4, 1. 5). — Mais nous comprenons,
maintenant, qu'il n'y a dans cette affirmation d'El-Fârâbî, commune à
tous les falâcifa, aucune espèce d'inconséquence : nous savons en quel
sens la connaissance prophétique est, selon eux, supérieure à la connais-
sance purement rationnelle. — Peut-être, cependant, y avait-il parfois
quelque flottement dans sa pensée ou dans l'expression de sa pensée, car
Ibn Thofaïl fait allusion aux « mauvaises doctrines qu'il professe touchant
l'inspiration prophétique, qu'il rapporte à la faculté imaginative et sur
laquelle il donne le pas à la philosophie » {Hayy ben Yaqdhân, p. n }
1. 7). Mais il faudrait, sans doute, distinguer les cas où El-Fârâbi se borne
à commenter Aristote et ceux où il parle en son propre nom.
(4) Dans un des traités du recueil publié et traduit par Dieterici (voir
plus haut, p. 167, n. 6). Ce traité a pour titre ^5^ ^j>y*& £)L<oj « Die
Pelschafte der Weisheitslehre », « Les chatons des sciences ». Il occupe
les pp. 11 à NT et 108 à i38.
(5) P. i38 au bas; et p. i3f), 1. io du bas, à p. i4o, 1. 9.
(6) Parce que « son miroir n'est pas rouillé », dit le texte. Cf. Ibn
Thofaïl, Hayy ben Yaqdhân, p. 22, 1. 12, à p. 24, 1. 3 ; p. 96, 1. 5, à p. 99,
1. 8.'
— 170 —
tout homme agit directement sur le microcosme [qui lui est
joint, c'est-à-dire sur son propre corps] » (1).
L'école d'Es-Sidjistânî, élève d'un élève d'El-Fârâbî,
continue la tradition d'El-Fârâbî sur cette question de l'ac-
cord entre la philosophie et la religion (2).
Quant à Ibn Sînâ, le dernier et le plus grand des falâ-
cifa d'Orient, c'est précisément à lui, on s'en souvient,
que Maïmonide a emprunté le long exposé de cette théo-
rie rationaliste du prophétisme, des mystères et des mi-
racles, d'où découle comme un corollaire la solution
apportée par les falâcifa, en particulier par Ibn Rochd, au
problème de l'accord entre la religion et la philosophie.
Si nous passons, enfin, aux philosophes maghribins,
[bn Bâddja (m. en 1138), Ibn Thofaïl (m. en 1185), Ibn
Rochd (m. en 1198), nous voyons cette question prendre
en fait, au moins chez les deux derniers, la place qui lui
revient en droit dans le système commun, sauf de simples
nuances, à tous les falâcifa, c'est-à-dire la première place.
— Ibn Bâddja, nous venons de le montrer, la traite dans
le même esprit que tous ses confrères. — Ibn Thofaïl en
fait le véritable objet et comme le couronnement de son
ingénieux roman philosophique intitulé Histoire de Hayy
ben Yaqdhân (3). Les personnages allégoriques qu'il met
en scène et qui personnifient respectivement la philoso-
phie (Hayy ben Yaqdhân), la Foi éclairée (Açâl) et la
Croyance machinale (le bon roi Salâmân et ses honnêtes
compagnons), les relations qu'il noue successivement
entre eux, les aventures qu'il leur attribue, tout cet appa-
reil symbolique n'a d'autre but que d'établir les points de
doctrine suivants (4) : La raison et la foi, la philosophie et
(i) Ibid., § TA du texte arabe (p. vr, 1. 4 à 1. 8); § 28 de la trad. ail.
(p. 118, 1. 2r à av.-dern. 1.).
(2) De Boer, ibid,, p. n5, 1. 28, à p. 116, 1. 2.
(3) Voir notre thèse sur Ibn Thofaïl. sa vie, ses œuvres, p. 63, 1. 18, à
p. 66, dern. 1. )
(4) Voir notre thèse sur Ibn Thofaïl, sa vie, ses œuvres, pp, 89 à 92.
— 171 —
la religion, sont entièrement d'accord : les dogmes reli-
gieux ne sont que des symboles, institués par les pro-
phètes, à l'usage du vulgaire, des vérités philosophiques,
accessibles aux seuls philosophes (1). Les hommes du vul-
gaire, aveuglés par les préjugés et les passions, inaptes
au raisonnement par suite de l'inertie, de l'infirmité de leur
esprit, sont incapables de comprendre la vérité pure (2);
(i) « Lorsqu'Açâl eut entendu Hayy ben Yaqdhân exposer ces vérités
(les vérités philosophiques)..., lorsqu'il lui eut [entendu] expliquer,
autant que faire se pouvait, ce qu'il avait vu dans cet [état d'jextase...,
Açâl ne douta point que toutes les traditions de sa Loi religieuse (l'is-
lam) relatives à Dieu..., à ses anges, à ses livres, à ses envoyés, au jour
dernier, à son paradis et au feu de son [enfer], ne fussent des symboles
de ce qu'avait vu Hayy ben Yaqdhân. Les yeux de son cœur s'ouvrirent,
le feu de sa pensée s'alluma : il voyait s'établir l'accord de la raison et
de la tradition; les voies de l'interprétation s'ouvraient devant lui; il n'y
avait plus dans la Loi divine rien de difficile qu'il ne comprît, rien de
fermé qui ne s'ouvrît, rien d'obscur qui ne s'éclaircît : il devenait une
intelligence d'élite. » {Hayy ben Yaqdhân, p. 108, 1. 7 du bas, à p. 109,
1. i3.) « Il s'attacha à servir Hayy, à l'imiter, à suivre ses indications
pour les œuvres, instituées par la Loi révélée, qu'il aurait l'occasion
d'accomplir et qu'il avait apprises dans sa religion. » (Ibid., p. 109, 1. 16).
« Açâl, à son tour, lui parla de son île, des hommes qui s'y trouvaient,
de leur manière de vivre avant d'avoir reçu leur religion et depuis qu'ils
l'avaient reçue. Il lui exposa toutes les traditions de la Loi religieuse
relatives au monde divin, au paradis, au feu [de l'enfer], à la résurrec-
tion, au rassemblement du genre humain rappelé à la vie, au compté
[qu'il faudra rendre], à la balance et au pont. Hayy ben Yaqdhân comprit
tout cela et n'y vit rien qui fût en opposition avec ce qu'il avait contem-
plé dans sa station sublime. Il reconnut que l'auteur et propagateur de
ces descriptions était vrai dans ses descriptions, sincère dans ses paroles,
envoyé de son Seigneur; il eut foi en lui, il crut à sa véracité et rendit
témoignage à sa mission. » (lbid>, p. 109,1. 10 du bas, à p. no, 1.-5.) De
même pour « les préceptes que ce prophète avait apportés, pour les pra-
tiques religieuses qu'il avait instituées..., prière, aumône purificatoire,
jeûne, pèlerinage, et autres œuvres extérieures du même genre. Hayy
accepta ces obligations, se les imposa, et se prit à s'en acquitter, pour
obéir à l'ordre formulé par celui dont la véracité ne faisait pour lui
aucun doute. » (Ibid., p. 110, 1. 6 à 1. i3.)
(2) « Ce qui faisait tomber Hayy ben Yaqdhân dans cette [illusion (à
savoir, l'espoir d'ouvrir les yeux au vulgaire)], c'est qu'il pensait que
tous les hommes étaient doués d'un naturel excellent, d'une intelligence
pénétrante, d'une âme ferme. Il ne connaissait pas l'inertie, et l'infirmité
de leur esprit, la fausseté de leur jugement, leur inconstance; il ignorait
— 172 —
et l'élite du vulgaire ne fait pas exception (1). Pour as-
surer à de pareils hommes les avantages indispensables
d'une société organisée, il faut agir sur leur volonté en
frappant leur imagination au moyen d'images saisis-
santes, dont les prophètes ont le secret (2), et qui ne sont
que des symboles des vérités rationnelles; caria prophé-
tie n'est qu'un reflet de l'Intellect actif dans l'âme pure du
prophète (3). Les philosophes doivent donc se garder de
détruire chez eux l'efficacité de ces symboles en leur en dé-
voilant les interprétations philosophiques, qu'ils ne peuvent
comprendre et qui demeurent sans action sur eux (4). Le
qu'ils sont « comme un [vil] bétail, et même plus éloignés de la bonne
voie! [Qoran, XXV, 46.] » {Ibid., p. m, 1. i3.) « Açâl le renseigna sur
l'infirmité de leur naturel, sur leur éloignement des ordres de Dieu. Mais
il ne pouvait comprendre pareille chose, et il demeurait, en son âme,
attaché à son espoir. » {Ibid., p. m, 1. 6 du bas à 1. 3 du bas.) Cf. p. u5,
1. ir : « Lorsqu'il eut compris quelle était la condition des hommes, et
que la plupart d'entre eux étaient au rang des animaux dépourvus de
raison... »
(i) lbid., p. n2, 1. ii du bas, à p. 116, 1. 7 du bas. — Certains pas-
sages font allusion à la classification des esprits en trois classes, par
exemple : « Hayy ben Yaqdhân reconnut... qu'il y a des hommes pour
chaque fonction et que chacun est plus apte à ce en vue de quoi il a été
créé. » {lbid., p. n5, 1. i3 à 1. 19.) « Açâl lui apprit que cette réunion
d'hommes l'emportait sur tous les autres au point de vue de l'intelligence
et de la pénétration, et que s'il ne réussissait pas à les instruire, il réus-
sirait moins encore à instruire le vulgaire. » {Ibid., p. 112, 1. 11 du bas).
(2) <( Hayy ben Yaqdhân vit qu'...ils ne saisissaient de leur religion
que ce qui regarde ce monde {ibid., p. 114, 1. 3 à 1. 6), ...que, pour le
plus grand nombre, tout le profit qu'ils pouvaient tirer de la Loi reli-
gieuse concernait leur existence présente, et consistait à jouir d'une vie
facile sans être lésés par autrui dans la possession des choses qu'ils
considéraient comme leur appartenant en propre. » {Ibid., p. n4> 1. i5
à 1. 20.) « Il reconnut qu'[en ce qui concerne le vulgaire] toute sagesse,
toute direction, tout amendement, résidaient dans les paroles des Envoyés
et dans les [enseignements] apportés par la Loi religieuse, que rien
d'autre n'était possible, qu'on n'y pouvait rien ajouter. » {Ibid., p. n5,
1. t3 à 1. i 7 .)
(3) Ibid., p. 22, 1. 12, à p. 24, 1. 3; cf. p. 96, 1. 5, à p. 99, 1. 8.
(4) Car ils avaient reconnu, lui et son ami Açâl, que pour cette caté-
gorie d'hommes, moutonnière et impuissante, il n'y avait pas d'autre
voie de salut; que si on les en détournait pour les entraîner sur les hau-
teurs de la spéculation, ils subiraient dans leur état un trouble profond
— 173 —
sage doit même leur déclarer « qu'il pense comme eux,
que leur règle de conduite est la sienne » (1), et les enga-
ger à y persévérer, « à croire sans résistance aux vérités
obscures... et à fuir les nouveautés » (2). Enfin l'auteur
insiste, dans l'Introduction et dans la Conclusion de son
roman, sur la distinction des deux espèces d'enseignement,
exotérique et ésotérique. — Ibn Rochd, dans un traité
spécial, n'aura plus qu'à reprendre la même thèse, et à
présenter sous une forme plus didactique, avec de plus
amples ou de nouveaux développements, l'exposé néces-
sairement un peu rapide et un peu libre du philosophe ro-
mancier (3).
Ces deux traités sont pleinement d'accord, non seule-
ment entre eux, mais aussi avec la doctrine des autres
falâcifa telle qu'il est possible de la restituer d'après les
fragments épars que nous avons pu recueillir.
Une seule divergence se laisse entrevoir, qui d'ailleurs
ne consiste que dans une différence de degré, et qui, d'une
manière générale, constitue le principal sinon l'unique
élément de différenciation entre les systèmes philoso-
phiques des divers falâcifa : Ibn Thofaïl apparaît comme
le plus mystique, Ibn Rochd comme le moins mystique
des grands falâcifa musulmans; les autres viennent se ré-
partir entre ces deux degrés extrêmes, comme sur les
sans pouvoir atteindre au degré des bienheureux, ils flotteraient déso-
rientés et feraient une mauvaise fin. » (Ibid,, p. n 6, 1. 9 à 1. 16.)
(1) Ibid., p. n5, 1. 3 du bas à av.-dern. 1.
(2) Ibid, y p. 116, 1. 3 à 1. 6.
(3) Nous avons montré ailleurs {Ibn Thofaïl, sa vie, ses œuvres, p.4 1 ,
1. 9 du bas, à p. 43, 1. 18) que le Uayy ben Yaqdhân fut écrit très pro-
bablement après 1169 et vraisemblablement quelques années avant la
mort d'ibn Thofaïl (m. en n85), par conséquent un peu avant les trois
traités sur l'accord de la religion et de la philosophie, qui sont de 1179
(voir plus haut, p. t3o, n. 3). Nous n'avons pas, cependant, sur ce point,
une certitude absolue. Ce qui n'est pas douteux, c'est que l'ouvrage dTbn
Thofaïl et celui d'ibn Rochd ont dû, en tout cas, se suivre de près, et
qu'ils résultent d'un mémo mouvement d'idées né dans un même cénacle
de philosophes.
— 174 —
échelons successifs d'une graduation continue. Ce n'est
pas à dire qu'Ibn Rochd lui-même aille jusqu'à nier la pos-
sibilité d'une union instantanée de l'intellect humain avec
l'Intellect actif dans l'intuition extatique. Il reconnaît for-
mellement, par exemple dans son traité des Manâhidj , à
propos des Çoûfis (1), l'existence d'un pareil mode de
connaissance. Mais Ibn Thofaïl ne considère, en somme,
la vertu pratique ou morale et la spéculation scientifique
ou philosophique que comme une double préparation à
Pextase, but suprême, seul vraiment digne des efforts de
l'homme supérieur. Il se complaît dans la description de
la vie mystique, et nous peint son héros, Hayy ben Yaq-
dhân, type du philosophe accompli, dans un état d'extase
presque ininterrompu. Ibn Rochd, au contraire, après avoir
reconnu, en passant, la possibilité de l'intuition extatique,
semble considérer ce mode de connaissance adéquate et
instantanée comme un idéal à peu près inaccessible, et
s'attache exclusivement à la philosophie spéculative. De
cette différence générale d'attitude résultent, dans la théo-
rie du prophétisme et dans la conception des rapports
entre la philosophie et la religion, certaines différences
particulières entre nos deux philosophes maghribins. Par
exemple, si la vie propre, la vie normale du philosophe,
est dans l'extase mystique et non dans le raisonnement, il
doit s'isoler absolument des autres hommes : le type
achevé d'un pareil solitaire est précisément le personnage
de Hayy ben Yaqdhân. Mais alors, Ibn Thofaïl ne peut plus
déclarer, comme Ta fait Ibn Rochd, que le philosophe,
c'est-à-dire l'extatique, est personnellement intéressé,
pour pouvoir vivre au milieu des hommes du vulgaire, à
entretenir chez eux la croyance aux symboles religieux;
du moins cet argument perd-il une partie de sa force.
Ce sont là, comme on voit, nuances bien légères. Elles
n'empêchent pas d'affirmer, en thèse générale, que la doc-
(i) Manâhidj, p. £f, 1. 7 ; trad. ail., p. 3g av.-dern. 1.
— 175
trine d'Ibn Rochd, telle que nous l'avons exposée, sur
l'accord entre la religion et la philosophie, est commune à
tous les grands falâcifa.
CONCLUSION
La question de l'attitude d'Ibn Rochd (et en général de
tous les falâcifa) vis-à-vis de la religion a toujours été,
jusqu'ici, mal posée. « Ibn Rochd, se demande-t-on, est-
il rationaliste? » ; et chacun répond par oui ou par non.
— Oui, répond Renan ; et après lui presque tous les auteurs,
d'ailleurs assez rares, qui, en passant, touchent ce point,
se contentent de jurer sur sa parole. — Non, répondent, à
une date plus récente, MM. Mehren et Miguel Asin.
Renan, qui dans son beau livre sur Averroès et l'aver-
roïsme, a pris pour tâche de ruiner la légende médié-
vale d'un Averroès impie, grand maître d'incrédulité et
d'athéisme, n'a cependant pas réussi à se dégager entière-
ment du préjugé qu'il voulait détruire. S'il ne croit plus à
l'hostilité d'Ibn Rochd contre toutes les religions, il se le
figure encore profondément indifférent à la religion et à
la théologie, que Renan confond ici, tandis qu'Ibn Rochd,
nous l'avons vu, non seulement les distingue avec soin
mais les oppose même l'une à l'autre. Il se le représente
comme un parfait rationaliste, qui « philosophe libre-
ment » dit-il, à l'écart du dogme religieux, « sans chercher
à le heurter (1), comme aussi sans se déranger pour éviter
le choc » (2). Nous avons vu, au contraire, qu'en réalité
(r) Le texte porte : « à heurter la théologie », mais Renan ne distingue
pas ici la religion de la théologie : le contexte même en fait foi, ainsi
que tout le chapitre auquel ce passage appartient. Cf. supra, p. 3, 1. 6
du bas, à p. 6, 1. 3.
(2) Averroès et Vaverroisme, p. i6/|, 1. 17 à 1. 19.
12*
— 178 —
Ibn Rochd prescrit de ne philosopher qu'à huis clos, loin
des oreilles du vulgaire, et qu'il a pris des précautions
minutieuses, formulé des règles précises, pour empêcher
qu'entre ces deux « sœurs de lait » (1), comme il les
appelle, la philosophie et la religion, aucun choc, aucun
heurt pût jamais se produire. Imbu de ce préjugé, quand
Renan a rencontré chez Averroès certains passages favo-
rables à la religion, proclamant son efficacité morale, son
utilité sociale, il n'a pu les attribuer, naturellement, qu'à
une inconséquence doctrinale ou à une prudente hypo-
crisie.
Mais comment lui faire un grief de n'avoir pas deviné
les textes, si nombreux, sur lesquels nous avons pu asseoir
notre argumentation? A l'époque où il écrivait son livre,
ainsi qu'il en fait lui-même la remarque, « aucune partie
du texte arabe d'Ibn Rochd n'avait été publiée » (2). Les
trois traités sur l'accord de la philosophie et de la religion
ne lui étaient connus que par un résumé incolore de
quelques lignes, donné par Munk d'après une traduction
hébraïque, dans la première édition du Dictionnaire des
sciences philosophiques de Franck, sous l'article Aver-
roès (3). Quant au Tahâfot et-tahâfot, le texte arabe en était
considéré comme perdu ; il en subsistait une mauvaise
traduction en latin, par Calo Galonyme, publiée dans les
œuvres latines d'Averroès, sous le titre de Destructio des-
(i) Façl el-maqâl, p. 5i, 1. 18 et 19.
(2) Averroès et Vaverroïsme, i re édition, p. 63, 1. i5.
(3) Dans la troisième édition de sa thèse sur Averroès (en 1866), Renan
mentionne (p. 167, n. 1) la publication par M. J. Millier, du texte arabe
de ces trois traités sur l'accord de la religion et de la philosophie, édité
en l'année i85o,. Il n'introduit d'ailleurs dans cette troisième édition
aucune modification ou addition attestant qu'il ait lu ou même parcouru
le texte arabe de ces deux traités. Il n'en connaît toujours, semble-t-il,
que le résumé donné par Munk d'après la version hébraïque. — Renan
emprunte également à Munk, dans la troisième édition, un passage du
Grand Commentaire sur la Métaphysique, en partie résumé et en partie
traduit par Munk dans ses Mélanges de philosophie juive et arabe (p. 455,
n. 4) d'après la version hébraïque.
— 179 —
tructionum. Réduit à cette version peu intelligible, rele-
vant dans cet ouvrage des passages qui le déroutaient,
Renan, sous l'empire du préjugé qui le dominait, fut
amené à conclure qu' « il ne fallait pas chercher dans ce
livre la véritable pensée d'Ibn Roschd » (1) ; et il s'en tint
à la doctrine des Commentaires , dans lesquels, cependant,
le Commentateur asservit, naturellement, en quelque
mesure, sa pensée à celle du texte qu'il veut élucider,
tandis que dans le Tahâfot, écrit pour repousser les
attaques dirigées par El-Ghazâlî contre la philosophie, Ibn
Rochd parle en son propre nom et n'expose que sa propre
doctrine.
Notons enfin, à la décharge de Renan, que son livre est,
avant tout, une histoire de Paverroïsme latin : l'exposé pro-
prement dit de la doctrine d'Averroès n'y occupe qu'un
petit nombre de pages, une cinquantaine environ sur près
de quatre cents que contient la première édition. Il y
aurait injustice à exiger de sa courte étude sur la philoso-
phie d'Averroès une ampleur, une profondeur et une pré-
cision que son plan ne comportait point.
Renan s'est donc trompé, et il ne pouvait guère faire
autrement, sur l'attitude d'Ibn Rochd à l'égard de la reli-
gion, par conséquent sur l'esprit même de toute sa philo-
sophie et de toute la philosophie arabe. Si le rationalisme
absolu a pour conséquence nécessaire une hostilité ouverte,
ou seulement une indifférence complète à l'égard des
symboles religieux, des croyances traditionnelles, Ibn
Rochd ne peut être taxé de rationalisme absolu.
Faut-il donc voir en lui, avec MM. Mehren et Asln, un
antirationaliste, un fidéiste, qui subordonne la raison à la
foi, la philosophie à la religion, comme peut le faire croire
un premier examen des textes que Renan n'a point con-
nus? — Pas davantage. Une étude approfondie de tous
ces textes relatifs à des mystères, à des miracles, nous a
(i) Ibid. (3 e édition), p. i54, 1. i4 et 5. Cf. ibid., p. 66, 1. 3 et /».
— 180 —
montré qu'ils s'appliquaient seulement aux symboles des-
tinés au vulgaire, et ne concernaient point la connaissance
philosophique, adéquate, qui ne dépend jamais que de la
démonstration, fondée sur l'évidence rationnelle.
C'est qu'il ne faut pas demander, comme on l'a fait jus-
qu'ici : « Ibn Rochd est-il rationaliste? », mais bien : « A
l'intention de qui est-il rationaliste, et à l'intention de qui
ne l'est-il point? » — Il est rationaliste absolu tant qu'il
s'adresse aux philosophes, c'est-à-dire à des hommes de
démonstration, d'évidence rationnelle ; ceux-là doivent
interpréter tous les textes obscurs : il n'y a pour eux ni
mystères ni miracles proprement dits. Il est antirationa-
liste, fidéiste, quand il s'agit du vulgaire, c'est-à-dire des
hommes d'arguments oratoires, ou comme il les appelle
encore, des hommes d'exhortation, incapables de suivre
une démonstration rationnelle : ceux-là doivent prendre à
la lettre tous les symboles, tous les textes obscurs, sans
exception. Quant à la troisième catégorie d'esprits, inter-
médiaire entre les deux autres, à savoir les hommes d'ar-
guments dialectiques, les théologiens, capables d'aperce-
voir les difficultés des textes et d'épiloguer sur ces
difficultés, mais impuissants à en comprendre la véritable
interprétation, les philosophes doivent administrer, en
quelque sorte, à ces esprits malades, comme seul remède
dont leur mal dialectique soit susceptible, des interpréta-
tions d'ordre inférieur, appropriées à leur état d'âme, à
leur genre d'esprit anormal et hybride : des interpréta-
tions semi-rationalistes, semi-fidéistes.
Mais la raison ne doit point chercher à détruire la foi
chez ceux pour qui elle demeure nécessaire : les philo-
sophes ne doivent en aucun cas révéler aux deux autres
classes les interprétations adéquates, et les hommes de
dialectique sont tenus au même secret vis-à-vis des
hommes de la dernière classe. Telle est la condition sine
qua non d'un accord entre la philosophie et la religion,
entre la raison et la foi. Double expression d'une seule et
— 181 —
même vérité, en termes abstraits et clairs d'une part, en
termes sensibles, symboliques, de l'autre, philosophie et
religion subsisteront ainsi côte à côte, sans jamais se
heurter, puisque, s'adressant à deux catégories différentes
d'esprits, leurs domaines demeureront entièrement sé-
parés.
Cette traduction en termes symboliques, imaginatifs, à
Pusage de la masse, des vérités philosophiques réservées
à une petite élite, ce n'est pas dans l'âme des philosophes,
voués à l'abstraction, qu'elle peut s'effectuer, encore
moins dans l'âme du vulgaire : c'est seulement dans l'âme
des prophètes, chez qui l'émanation de l'Intellect actif,
après avoir produit dans leur intellect, comme dans celui
des philosophes, des représentations purement ration-
nelles, retentit dans leur imagination et transpose les
idées pures en représentations symboliques. Supérieur
par là au philosophe lui-même, le prophète seul est un
homme vraiment complet, en qui coexistent religion et
philosophie, vivant trait d'union entre la raison et la foi.
Tous les historiens de la philosophie musulmane, en
étudiant chez Ibn Rochd et chez ses confrères la question
des rapports de la philosophie et de la religion, ont négligé
ces trois conceptions fondamentales, communes à tous les
falâcifa :
1° Classification aristotélicienne des arguments, et par
suite classification des esprits, en trois catégories;
2° Distinction de trois ordres d'enseignement, appro-
priés à ces trois classes d'hommes : enseignement ésoté-
rique ou philosophie, enseignement exotérique ou reli-
gion, enseignement mixte ou théologie ;
3° Théorie du prophétisme.
En négligeant ces trois éléments essentiels du problème,
ils se sont mis dans l'impossibilité de le poser dans ses
vrais termes et d'en apercevoir la vraie solution. Mais c'est
ici le lieu de rappeler cette belle parole d'Averroès, tirée
précisément de son traité sur l'accord de la religion et de
— 182 —
la philosophie (1) : « Ce que nos prédécesseurs ont dit de
vrai, nous l'acceptons avec joie et reconnaissance ; quant
aux erreurs qu'ils ont pu commettre, nous les signalons
pour qu'on s'en garde, tout en les excusant ». — Nous
attendons de nos successeurs la même indulgence.
(i) Facl el-maqâl, p. 23, 1. 25 à 1. 28.
APPENDICE
APPENDICE
BIBLIOGRAPHIE
Liste alphabétique des ouvrages cités.
N. B. — Cette liste ne comprend ni les manuscrits iné-
dits, ni les livres d'un usage tout à fait courant, diction-
naires, manuels, éditions des grands philosophes euro-
péens, etc. Nous ne joignons au titre de l'ouvrage aucune
observation critique lorsqu'il s'agit d'un livre dont nous
n'avons fait qu'un usage très restreint. Quand nous jugeons
suffisante une appréciation formulée au cours de la pré-
sente thèse, nous nous contentons d'y renvoyer, en indi-
quant la page et la ligne, ou la page et la note.
ABOULFÉDA, Géographie d'Aboulféda, traduite de l'arabe
en français et accompagnée de notes et d'éclaircisse-
ments par M. REINAUD... Paris, 1848, 2 vol.
AMARI (Michèle), Questions philosophiques adressées aux
savants musulmans par V empereur Frédéric II [Journal
Asiatique, 5 e série, t. I (fév.-mars 1853)].
ARISTOTELIS omnia quae extant opéra..., AVERROIS
GORDUBENSIS in ea opéra omnes qui ad haec usque
tempora pervenere comment a rii... Venetiis, apud Juntas
(les éditions sont innombrables : voir Renan, Averroès et
Vaverroïsme, pp. 85 à 87; nous avons utilisé principale-
ment celles des Juntes de 1562 et 1574), 10 vol., plus un
onzième formé par la Table générale de Zimara : Marci
Antonii Zimarae... Tabula dilucidationum in dictis Aris~
— 186 —
totelis etAverrois. Venetiis, apud Juntas, 1575 sur la page
de titre et 1576 sur le folio 1. — Voir p. 179, 1. 6 à 1. 12;
p. 102, n. 3.
ASiN Y PALACIOS (Miguel), Prof, de lengua arabe en la
Universidad Central, El averroismo teolôgico de Santo
Tomâs de Aquino, article publié dans le recueil intitulé
Homenaje a D. Francisco Codera en su jubilation delpro-
fesorado. Estudios de erudicion oriental; con una intro-
ducciôn de E. Eduardo SAAVEDRA. Zaragoza, 1904. —
Voir p. 14, et même p., n. 3 et n. 5.
— Sens du mot « Tehafot » dans les œuvres d * El-Ghazâli et
d'Averroès, traduit de l'espagnol par J. ROBERT, Inter-
prète, Professeur d'espagnol au Lycée d'Alger [Revue
Africaine, n 08 261 et 262 (2 e et 3 e trimestres 1906)]. —
Voir p. 99, n. 1.
AVERROÈS, voir ROGHD (IBN).
AVICENNE, voir SfNA (IBN).
BÂDDJA (IBN), Tadbir el-motawahhid (Régime du soli-
taire), voir p. 164, n. 3, à la fin.
BARBIER DE MEYNARD (G.), Traduction nouvelle du
traité de Ghazzali intitulé Le préservatif de V erreur et
notices sur les extases (des Soufis) [Journal Asiatique,
7 e série, t. IX (1877)]. — Contient des corrections au
texte arabe publié par Schmôlders, et la traduction est
plus exacte que la sienne.
BOER (Tjitze de), Die Widersprûche der Philosophie nach
Al-Gazzâlï und ihr Ausgleich durchlbn Rosd. Strassburg,
1894. — Excellente étude.
— Geschichte der Philosophie im Islam. Stuttgart, 1901. Il
en existe une traduction anglaise parE. R. JONES. Lon-
don, 1903. — Excellent petit livre de vulgarisation,
intentionnellement dépourvu d'appareil critique. Voir
le compte rendu de cet ouvrage par M. I. GOLDZIHER
dans la Deutsche Litteraturzeitung, 6 juillet 1901, p. 1676,
au bas, à p. 1680, et notre compte rendu dans le Journal
— 187 —
Asiatique, 9 e série, t. XVIII, sept.-oct. 1901, pp. 393 à
399.
BROGKELMANN (Carl), Geschichte der arabischen Litte-
ralur. Weimar, 1898. Berlin, 1902, 2 vol. — Indispensable.
CARRA DE VAUX (Baron), Le mahométisme. Le génie
sémitique et le génie aryen dans l Islam. Paris, 1897. —
Cet ouvrage a le mérite d'attirer l'attention sur une ques-
tion d'importance capitale, que nous reprenons en sous-
œuvre dans une étude sur Pesprit sémitique et Pesprit
aryen, étroitement liée à la présente thèse (voir plus
loin GAUTHIER).
— Traduction (inachevée) du Tahâfot el-falâcifa d'El-
Ghazâlî, publiée dans le Muséon (1899, pp. 274 à 308,
400 à 407; 1900, pp. 346 à 376) sous le titre suivant : La
Destruction des philosophes par Al-Gazali. — Cette ver-
sion, hâtivement faite, altère gravement, parfois, la pen-
sée qu'elle traduit.
— Avicenne (Les grands philosophes. Collection dirigée
par Cl. Piat). Paris, 1900.
CHAUVIN (Victor), La défense des images chez les Musul-
mans. Anvers, 1896. — Ce savant opuscule contient une
bibliographie détaillée de la question dont il traite.
CHWOLSON (D.), Die Ssabier und der Ssabismus. Saint-
Pétersbourg, 1856, 2 vol.
DIETERICI (Friedrich), Professor an der Universitàt Ber-
lin, Alfârâbïs philos ophische Abhandlungen, aus Lon-
doner, Leidener und Berliner Handschriften herausge-
geben. Leiden, 1890.
— Alfârâbïs philosophische Abhandlungen, aus dem ara-
bischen ùbersetzt. Leiden, 1892. — Cf. p. 167, n. 6.
DOUTTÉ (Edmond), Chargé de cours à l'École Supérieure
des Lettres d'Alger. Notes sur V Islam magribin. Les
Marabouts [Revue de l'histoire des religions, t. XL et
XLI (1900)].
— Merrâkech. Ouvrage publié sous le patronage du Gou-
— 188 —
vernement général de l'Algérie et du Comité du Maroc
Premier fascicule. Paris, 1905.
— Professeur à l'Ecole Supérieure des Lettres d'Alger,
Magie et religion dans V Afrique du Nord. Alger, 1908.
Voir dans ce savant ouvrage, et dans les autres du même
auteur, un grand nombre de ces cas d'islamisation popu-
laire auxquels nous avons fait allusion p. 65, n. 1.
DOZY (R.), Essai sur l'histoire de l'islamisme, traduit du
hollandais par Victor CHAUVIN. Leyde, 1879. — Offre
un tableau d'ensemble, bien présenté, des sectes reli-
gieuses musulmanes et de leur histoire.
DUGAT (Gustave), Histoire des philosophes et des théolo-
giens musulmans (De 632 à 1258 de J.-C). Scènes de la
vie religieuse en Orient. Paris, 1878. — Un peu faible :
compilation mal digérée.
DUVAL (Rubens), La littérature syriaque. Paris, 1906,
3 e édition.
GAUTHIER (Léon), Hayy ben Yaqdhân, Roman philoso-
phique oVlbn Thofaïl, texte arabe publié d'après un nou-
veau manuscrit avec les variantes des anciens textes et
traduction française (Collection du Gouvernement géné-
ral de l'Algérie). Alger, 1900.
— La racine arabe *Sé± (H KM) et ses dérivés, article paru
dans le recueil intitulé Homenaje à D. Fr. Codera (voir
plus haut, sous ASIN, le titre complet de ce recueil).
Zaragoza, 1904.
— Accord de la religion et de la philosophie, Traité d'Ibn
Rochd (Averroès) (Recueil de Mémoires et de textes
publié en l'honneur du XIV e Congrès des Orientalistes
par les professeurs de l'École Supérieure des Lettres et
des Médersas. Alger, 1905). — Voir p. 33, n. 2.
— Ibn Thofaïl, sa vie, ses œuvres. Thèse complémentaire
pour le doctorat ès-letires, présentée à la Faculté des
Lettres de l'Université de Paris. Paris, 1909.
— Introduction à ï étude de la philosophie musulmane ;
— 189 —
L esprit aryen et V esprit sémitique , la philosophie grecque
et la religion musulmane (paraîtra prochainement).
GHAZALI (EL-), Tahâfot el-falâcifa, texte arabe édité au
Caire en 1302 hég. (= 1885). Le même volume contient
le texte arabe du Tahâfot et-tahâfot d'IBN ROGHD
(1302 hég.) et du Tahâfot el-falâcifa du turc KHÔDJA
ZÂDÈ, m. en 893 hég. = 1488 de l'ère chrét. (1303 hég.).
— Cette édition, unique, n'est pas toujours correcte.
— Traduction française (inachevée) du Tahâfot el-falâcifa,
voir CARRA DE VAUX.
— lldjâm el- K awâmm r an 'ilm el-kalâm, édité à Madras en
1306 hég. (= 1889), au Caire en 1309 hég. (= 1892), et
1312 hég. (= 1894-1895). — Voir p. 91, n. 2.
— Ad-dourra al-fâkhira, La perle précieuse de Ghazâli,
Traité d 'eschatologie musulmane, publié d'après les ma-
nuscrits... avec une traduction française, par Lucien
GAUTIER. Genève-Bâle-Lyon, 1878. — Le texte arabe a
été également publié au Caire en 1308 hég. = 1890-1891.
GOLDZIHER (Ignaz), Die Zahiriten, ihr Lehrsystem und
ihre Geschichte. Leipzig, 1884.
— Materialien zur Kenntniss der Almohadenbewegung in
Nordafrika; important article de la ZDMG (Zeitschrift
d. deutschen morgenlànd. Gesellschaft) , t. XLI (1887).
— Voir TOUMERT (1BN).
— V École supérieure des Lettres et les Médèrsas d'Alger
au XIV e Congrès des Orientalistes [Revue de l'histoire des
religions, 1905, n° 52). — Voir p. 54, n. 2.
— Die islamische und die jùdische Philosophie; extrait du
recueil intitulé : Die Kultur der Gegenwart, herausgege-
ben von Paul HINNEBERG. Allgemeine Geschichte der
Philosophie. Berlin und Leipzig, 1909. Teil 1, Abteilung V,
pp. 45 à 77. — Nous avons reçu trop tard pour la citer
dans le corps du présent travail cette excellente esquisse
d'une histoire de la philosophie musulmane et de la phi-
losophie juive.
— 190 —
HANEBERG (B.), Zur Erkenntnisslehre von Ibn Sina und
Albertus Magnus [Abhandlungen der philosophisch-phi-
lologischen Classe der kônigl. bayerischen Akademie
der Wissenschaften, XI. Bd. Mùnchen, 1868].
HOUDAS (0.), Professeur à l'École des Langues Orien-
tales vivantes, Inspecteur général des Médersas, V Isla-
misme. Paris, 1904. Il a paru en 1908 une seconde édi-
tion.
KAZEM BEG (MIRZA), Professeur à l'Université Impé-
riale de Saint-Pétersbourg...-, Notice sur la marche et les
progrès de la jurisprudence parmi les sectes musulmanes
orthodoxes [Journal Asiatique, 4 e série, t. XV (fév.-mars
1850)].
KHOWAREZMI (AL-), Liber mafâtih al-olûm explicans
vocabula technica scientiarum tam Arabum quam père-
grinorum... Edidit, indices adjecit G. van YLOTEN,
Adjutor Interpretis Legati Warneriani. Lugduni-Bata-
vorum, 1895.
KREMER (Alfred von), Geschichte der herrschenden Ideen
des Islams. Der Gottesbegriff, die Prophétie und Staats-
idee. Leipzig, 1868.
LEGLERG (D r Lucien), Histoire de la médecine arabe.
Exposé complet des traductions du grec. Les sciences en
Orient, leur transmission à C Occident par les traductions
latines. Paris, 1876, 2 vol. — Utile compilation, à laquelle
il ne faut pas reprocher avec trop de sévérité d'être im-
parfaitement digérée.
MAGDONALD (Duncan B.), ...Professor of semitic lan-
guages in Hartford theological Seminary, Development
of muslim theology, jurisprudence and constitutional
theory. London, 1903. — Utile à lire; dépourvu d'appa-
reil critique.
MAÏMONIDE (Moïse ben Maimoun dit), Le guide des éga-
rés, Traité de théologie et de philosophie, publié pour la
— 191 —
première fois dans l'original arabe et accompagné d'une
traduction française et de notes critiques, littéraires et
explicatives, par S. MUNK. Paris, 1856-66, 3 vol. — Le
texte arabe est imprimé en lettres hébraïques. Ouvrage
précieux; traduction irréprochable, notes abondantes et
instructives.
MANDONNET (Pierre), O. P., Siger de Bradant et laver-
roïsme latin au XIII e siècle. Étude critique et documents
inédits (Collectanea Friburgensia, Gommentationes aca-
demicae Universitatis Friburgensis Helvet., Fascicu-
lus VIII). Fribourg (Suisse), 1889.
MARRÉKOSH1 (Ardo-'l-Wahid al-), The history of the
Almohades, edited by R. Dozy. Leyden, 1881, 2 e édition.
— Histoire des Almohades d'Abd-el-Wâh'id Merrâhechi,
traduite et annotée par E. FAGNAN. Alger, 1893.
MAURÏN DE NAHUYS, Les images chez les Arabes. An-
vers, 1896.
MÂWERDÎ (EL-), El-ahkâm es-soulthâniya, Traité de
droit public musulman, traduit et annoté d'après les
sources orientales par le comte Léon OSTROROG, Doc-
teur en droit... Paris, 1901-1906, 1. 1, et t. II, Impartie.—
Cet ouvrage vient combler une lacune. 11 faut en recom-
mander la lecture, particulièrement la lecture de l'In-
troduction générale, à quiconque prend intérêt aux
choses du monde musulman.
MEHREN (A. -F.), Études sur la philosophie d'Averrhoës
(partout ailleurs que dans le titre, l'auteur écrit Aver-
roès) concernant son rapport avec celle d'Avicenne et
Gàzzali(Le Muséon, Revue internationale de linguistique,
d'histoire et de philosophie, publiée par la Société des
Lettres et des Sciences. Louvain, novembre 1888 (t. VII)
et janvier 1889 (t. VIII). — Voir pp. 12 et suiv.
— Correspondance du philosophe soufi Ibn Sab'ln Abdoul-
Haqq avec U empereur Frédéric II de Hohenstaufen [Jour-
nal Asiatique, 7 e série, t. XIV (1879)].
. — 192 —
MERCIER (Ernest), Histoire de V Afrique septentrionale
(Berbérie) depuis les temps les plus reculés jusqu'à la
conquête française (1830). Paris, 1888-1891, 3 vol.
MUNK (S.), voir MAÏMON1DE
— Notice sur Joseph ben Iehouda ou AbouVhadjâdj You-
souf ben-Ya'hia al-Sabti al-Maghrebi, disciple de Mai-
monide (Journal Asiatique ,3° série, t. XIV, juillet 1842).
— Mélanges de philosophie juive et arabe. Paris, 1859. —
A peine vieilli; encore utile à consulter.
NAWAWI (EN-), Le Taqrîb de En-Nawawi, traduit et
annoté par W. MARÇAIS, Directeur de la Médersa de
Tlemcen [Journal Asiatique, 9 e série, t. XVI, XVII,
XVIII (sept.-oct. 1900; janv.-fév. 1901; mars-avril 1901;
mai-juin 1901; juill.-août 1901)]. — Tirage à part, 1902.
OÇAÏBTA (IBN ABÎ), Kitâb f oyoûn elanbâ fi thabaqât el-
#2Atô6«...,herausgegebenvonA.MÛLLER.Kônigsberg,
1884.
OSBORN (Robert Durie), Major in the Bengal Staff Corps,
author of « Islam under the Arabs » (London, 1876),
Islam under the khalifs of Baghdad. London, 1878. —
Tableau d'ensemble intéressant.
PALAQUÉRA (IBN), Commentaire sur le Guide des éga-
rés de Maïmonide, voir p. 55, n. 4.
PATTON (Walter M.), Professor in the Wesleyan Théo-
logical Collège, Montréal, Canada, Ahmed ibn Hanbal
and the Mihna, a biography of the imam, including an
account ofthe mohammedan inquisition called the mihna,
218-234 a. h. Leide, 1897.
PICAVET (François), Secrétaire du Collège de France,
Directeur-adjoint à l'Ecole pratique des Hautes Etudes,
Esquisse d'une histoire générale et comparée des philo-
sophies médiévales. Paris, 1905. — Contient sur la phi-
losophie arabe et la philosophie juive un chapitre presque
entier (le chap. VII) qui met bien en relief l'énorme
— 193 —
influence exercée par les Néoplatoniciens sur ces deux
philosophies jumelles et, par leur intermédiaire, sur la
philosophie chrétienne du moyen âge.
QIFTHÎ (EL-), Ibn al-Qiftïs Tarxh al-hukamà\ auf Grund
der Vorarbeiten A. Muller's herausgegeben von Julius
LIPPERT, Lehrer am Seminar fur Orientalische Spra-
chen zu Berlin. Leipzig, 1903.
RAVAISSON (Félix), Essai sur la Métaphysique d'Aris-
tote. Paris, 1837-1846, 2 vol.
RENAN (Ernest), Averroès et Uaverroîsme. Thèse française
pour le doctorat ès-lettres. Paris, 1852; 2 e édition, 1861;
3 e éd., 1866; 4 e éd. (simple réimpression de la troisième),
la couverture porte 1893 et la page de titre 1882. — Voir
passim, en particulier pp. 1 à 8 (plus spécialement p. 3)
et pp. 177 à 179.
— De philosophia Peripatetica apud Syros (thèse pour le
doctorat ès-lettres). Paris, 1852.
ROGHD (IBN), Les trois traités sur l'accord de la religion
et de la philosophie, voir les titres p. 31; p. 31, n. 1;
pp. 32 et 33; p. 32, n. 2, n. 3 et n. 5.
— Tahâfot et-tahâfot. Le Caire, 1302 hég. (= 1885). Voir
GHÂZALÎ (EL-). — Voir p. 99, n. 1 ; p. 178, 1. 4 du bas, à
p. 179, 1. 12.
SCHMÔLDERS (Auguste), Essai sur les écoles philoso-
phiques chez les Arabes et notamment sur la doctrine
d'Algazzali. Paris, 1842. — Contient, en particulier, le
texte arabe, souvent fautif, et une traduction défectueuse,
de la curieuse autobiographie d'Ël-Ghazâlî intitulée El-
monqidh min edh-dhalâl(La délivrance de l'erreur); voir
BARBIER DE MEYNARD. Ce livre de Schmôlders ne
doit être consulté qu'avec la plus grande circonspection;
d'ailleurs, la place qu'y tiennent les philosophes propre-
ment dits est nulle. Munk, dans ses Mélanges de philo-
sophie juive et arabe, p. 337, n. 2, en a fait une excellente
critique à laquelle nous renvoyons.
13*
— 19'* —
SHARASTÂNl (Muhammad al-) J^Jîj JJU1 s_K Book of
religious and pliilosophical sects ..., now first edited from
the collation of several mss. by the Rev. William CURE-
TON..., Assistant keeper of the manuscripts in the Bri-
tish Muséum... London, 1842-1856, 2 vol.
— Abu-'l-Fatli MulCammad asch-Schahrastânïs Reli-
gionspartheien und Philosophen-Schulen. Zum ersten
Maie vollstandig aus dem Arabischen ùbersetzt und mit
erklàrenden Anmerkungen versehen von Dr. Theodor
HAARBRÙCKER, Privatdocent der orientalischen Lit-
teratur an der Universitàt Halle... Halle, 1850-1851, 2 vol.
SINA (IBN), Kitâb en-nadjât (Le livre du salut) [imprimé
à la suite du Qânoûn fi 'th-thibb (Canon de médecine)
d'ibn Sînâ]. Romae, 1593. — Le Kitâb en-nadjât est un
abrégé du Kitâb ech-chifâ (Le livre de la guérison), grand
ouvrage d'ibn Sînâ, dont M. HORTEN publie par fasci-
cules, depuis 1907, une traduction allemande sous ce
titre : Das Buch der Genesung der Seele. Leipzig und
New- York.
SIOUFFI (N.), Études sur la religion des Soubbas ou Sa-
béenSy leurs dogmes, leurs mœurs. Paris, 1880.
STEINER (Heinrich), Die Mutaziliten y oderdie Freidenker
im Islam. Leipzig, 1865.
STEINSCHNE1DER (Moritz), Al-Farabi (Alpharabius) ,
des arabischen Philosophen Leben und Schriften, mit
besonderer Rucksicht auf die Geschichte der griechischen
Wissenschaft unter den Arabern... (Mémoires de l'Aca-
démie des Sciences de Saint-Pétersbourg, VII e série,
t. XIII, n° 4). Saint-Pétersbourg, 1869.
TOUMERT (IBN), Le livre de Mohammed Ibn Toumert,
Mahdi des Almohades, texte arabe, accompagné de notes
biographiques et d'une Introduction par I. GOLDZIHER,
Professeur à l'Université de Budapest. Alger, 1903. —
Voir p. 89, 1. 17 à 1. 21, et n. 2.
— 195 —
VATTIER (P.), La logique du fils de Sina, communément
appelle Avicenne, Prince des philosophes et médecins
arabes, Nouvellement traduite d'Arabe en François par
P. Vattier, Conseiller et Médecin de Monseigneur le
Duc d'Orléans. A Paris, 1658.
VLOTEN (G. van), Les Hachwia et Nabita (Actes du
XI e Congrès international des Orientalistes. Paris, 1897,
3 e Section : Langues et archéologie musulmanes). —
Voir p. 53, n. 2.
— Voir KHOWAREZMÏ (AL-).
WENRICH (J.-G.), De auctorum Graecorum versionibus
et commentariis Syriacis Arabicis Armeniacis Persicisque
commentatio quam proposita per Regiam Scientiarum
Societatem quae Gottingae floret quaestione scripsit
Joannes Georgius Wenrich, Litteraturae biblicae in 1ns-
tituto Theologico August. et Helvet. Conf. Addictor. Vin-
dobonensi Professor... Lipsiae, 1842. — Indispensable.
ZELLER (Eduard), Die Philosophie der Griechen in ihrer
geschichtlichen Entwicklung dargestellt. Leipzig, 1879
à 1892, 3 e à 5 e éditions. — Fondamental.
« — La philosophie des Grecs considérée dans son dévelop-
pement historique, par Edouard Zeller, Professeur de
Philosophie à l'Université de Berlin, Traduite de l'alle-
mand... par Emile BOUTROUX... Paris, 1877-1884, 3 vol.
— Cette excellente traduction demeure malheureuse-
ment inachevée : elle s'arrête après les Demi-Socratiques.
TABLE DES MATIÈRES
Pages.
État de la question 1
Introduction 19
Chapitre I. — Analyse du traité d'Ibn Rochd intitulé :
Accord de la Religion et de la Philosophie .... 31
Chapitre II. — Textes divergents. ....... 113
Chapitre III. — Les antécédents de la théorie d'Ibn
Rochd chez ses prédécesseurs grecs et musulmans. . 159
Conclusion. '. . . . 177
Appendice. — Bibliographie. Liste alphabétique des ou-
vrages cités 185
ANGERS, IMP. ORIENTALE A. BUKDIN ET C ie , HUE GARNIEK, 4.
\%
CORRECTIONS ET ADDITIONS <"
P. 6, 1. 3, au lieu de xvm e lire xyii 6
— n. 7, aw Zz«?w de 1. 17 fore 1. 19
P. 10, n. 2, 1. 2, aw /iew <2<? compte-rendu lire compte rendu
P. 12, n. 3, 1. 3, au lieu de t. VIII lire t. VII
— n. 4, 1. 1, au lieu de Cf. iforf., fore Cf. zôzrf., t. VIT,
P. 13, 1. 2 des ilotes, au lieu de p. 611 lire p. 613
P. 24, n. 1, 1. 5, au lieu de pp. 7 lire pp. 5
P. 25, n. 1, 1. 1, au lieu de (chap. II, toute la fin) lire (chap. III)
P. 34, n. 1, 1. 4, au lieu de 452 lire 454
P. 35, n. 3, F. 5, après janv.-fév. 1901 ; ajouter mars-avril 1901;
P. 40, n. 1,1. 3, au lieu de (Haute-Egypte lire (Basse-Egypte
P. 48, n. 1, 1. 2, au lieu de 1. 4 lire 1. 3 et 4
— n. 2, 1. 2, au lieu de 1. 4 lire 1. 14
3, I. 11, au lieu de 1. 7 lire 1. 6
1. Il ne s'agit pas ici, bien entendu, d'un syllogisme hypothétique
proprement dit, puisque la majeure ne prend pas la forme d'une
proposition hypothétique.
3, 1. 3, au lieu de Hira lire H ira
4, 1. 7, au lieu de 1. 22 lire 1. 21
22, au lieu de ce serait « priver lire ce serait priver
24, au lieu de vaudrait interdire lire vaudrait « interdire
1, ï. 7, et n. 4, 1. 2, au lieu de 1307-1309 lire 1308
1, 1. 5, au lieu de en 728 lire vers 720
P. 82, 1. 22, au lieu de communes, lire communes
P. 99, 1. 2, au lieu de de V « Effondrement » (1) lire de V « Effondrement ») (1)
P. 106, n. 2, 1. 23, au lieu de qâdhis lire qâdhîs
P. 123, n. 3, 1. 5, au lieu de Mendaïtes lire Mandaïtes
P. 162, n. 1, 1. 2, au lieu de édition lire édition,
— — 1. 3, au lieu de Yaqdhân, lire Yaqdhdn
— n. 3, 1. 2, au lieu de l'ont abordée lire ont abordé cette question
P. 169, n. 3, 1. 14, au lieu de EI-Fârâbi lire El-Fârâbi.
P. 172, n. 4, 1. 1, au lieu de (4) Car lire (4) « Car
P. 190, après la 1. 21, ajouter LE Cil ATELIER (A.), U Islam au XIX.* siècle.
Paris, 1888.
P. 191, 1. 11, au lieu de 1889 lire 1899
— 1. 27, au lieu de dans le titre lire dans le titre courant du premier de
ses deux articles
(1) L'appendice bibliographique serl de table d'errata pour les fautes qui ont pu se
glisser, au cours de l'ouvrage, dans les titres des œuvres citées.
lh„ Unrhil
P.
49, n.
p.
50, n.
1
p.
51, n.
p.
55, n.
p.
56, 1.
— 1.
p.
64, n.
p.
67, n.
m DEPT. NOV 15
Gauthier, Léon
749 La théorie d'Ibn Rochd
Z7G3 (Averroes) sur les rapports
de la religion et de la
philosophie
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