les industries de l ignorance,,,
Entendant analyser les processus de création et d’entretien de l’obscurantisme, il découvre bientôt que certains acteurs influents de la vie collective sont des spécialistes du brouillage scientifique… et que ces fabricants d’ignorance remportent de nombreux combats.
En novembre 1998, après plusieurs années de poursuites intentées par quarante-six Etats des Etats-Unis contre des géants du tabac, un accord est conclu. En échange de contreparties financières et réglementaires, les cigarettiers acceptent de confier leurs archives à l’American Legacy Foundation. Parmi ces dizaines de millions de pages, des documents tenus secrets (rapports, blocs-notes) deviennent accessibles aux journalistes et aux chercheurs. Proctor s’en est servi pour enquêter sur les immenses moyens déployés pour que la nocivité de ces activités apparaisse le plus tard possible. En février 2012, après de multiples procès intentés par les industriels du tabac, qui cherchent à consulter ses travaux avant parution, il publie un ouvrage, qui vient d’être traduit en français (1). On y découvre l’énormité des mensonges et l’ampleur de l’influence des fabricants dans les médias, les domaines scientifiques et culturels. Ainsi, tout fut fait pour qu’au cinéma le geste du fumeur apparaisse comme un moment de liberté et non comme la promesse d’un cancer futur.
Ces archives s’avèrent également une mine d’informations pour Stéphane Foucart, journaliste scientifique au Monde, naguère célébré ou contesté pour ses attaques virulentes contre le « populisme climatique » incarné selon lui par M. Claude Allègre. Dans un livre paru l’année dernière et qui vient d’être réédité (2), il détaille comment les industriels de l’amiante, de la chimie ou de l’agroalimentaire ont rapidement imité et accompagné leurs collègues cigarettiers : publication de recherches biaisées sur le cancer, financement de travaux climato-sceptiques, dénigrement des chercheurs signalant les dangers des perturbateurs endocriniens, aides en tout genre pour des études qui évitent soigneusement de parler des effets des pesticides… Les méthodes sont variées, mais l’objectif est toujours le même : fausser le débat démocratique en introduisant toujours plus d’éléments de doute dans le processus de décision.
Cette obstination des industriels dans la dissimulation mènera-t-elle à l’effondrement de notre civilisation ? Dans un petit ouvrage (3), à mi-chemin entre l’essai et la science-fiction, Erik Conway et Naomi Oreskes imaginent l’analyse qu’un historien chinois du futur pourrait faire de notre inaction devant les changements climatiques. A partir de nombreuses situations actuelles (et de quelques événements inventés par les auteurs), l’observateur est catégorique : nous savions, mais le déni et l’aveuglement (aidés par le système de marché et la dépendance aux énergies fossiles) nous ont désarmés.
Quelques années plus tôt, Conway et Oreskes avaient déjà souligné la cécité volontaire des conservateurs américains. Idéologiquement opposés à toute intervention de l’Etat, de nombreux représentants du Parti républicain ont rejeté les résultats scientifiques pouvant venir à l’appui de réglementations écologiques. Leur distraction favorite consistait à comparer les environnementalistes à des pastèques : verts au-dehors et rouges au-dedans. Dans leurs discours, ils ne valident les résultats scientifiques qu’à l’aune de leur utilité politique : il y aurait d’un côté la « science solide » utile aux industriels et de l’autre la junk science, aux résultats idéologiquement dangereux. L’ignorance a de beaux jours devant elle.
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