la fetichisation de l amour
L'amour est aisément défini par les uns et les autres, on lui trouve des critères, des facteurs de croissance et de décroissance, des représentations et des illusions, on l'affuble de problématiques inexorables. On l'attend comme une « belle expérience », on le redoute comme une « expérience douloureuse », bref l'amour est la grande victime de sa conceptualisation, de sa fétichisation et nombreux sont ceux qui chutent coupables ou condamnés "de l'illusion"ou "de l'échec incompréhensible". Il y aurait donc un échec ou une réussite, un début et une fin, un engagement ou un égoïsme, une illusion ou un choix.
L'amour n'est pourtant le prédicat d'aucun concept. Si tout le monde s'accorde sur l'exigence de le vivre plutôt que le décrire, nous devons reconnaître que le vivre ne peut ou semble ne pouvoir toujours se faire qu'à l'aune de notre mémoire collective, de nos intertextualités et nos inter-vécus. En somme, rien de nouveau sous le soleil, seulement des échos à, des échos de. L'amour on croit le libérer ou l'individualiser. Tentatives qui buttent, s'acharnent et se dessinent sur les contours et les bords de la pensée monolithique du cœur.
Évidemment Badiou nous parle de ce parasitage qu'est l'exigence ou du moins le désir d'amour sécuritaire, car en effet, les hommes et les femmes ne voudraient plus souffrir, "faire les frais de", ils ont des exigences, des critères, des grilles d'évaluation sages et mures, et cette peur nous la comprenons, n'est ce pas? L'amour serait donc une sorte de covoiturage, une petite entreprise où l'on choisit son associé, et même si on en est pas au point de choisir sur Meetic, le couple devient une petite affaire entrepreneuriale à négocier, contractualiser, apprivoiser, alimenter, dynamiser. Même les idoles ou les fétiches de l'amour réinventé, Sartre et Beauvoir sont désormais ceux qui ont sciemment et superbement organisé et maîtrisé leur petit pacte.
L'amour est avant un bloc d'illusion, pendant un pacte préférentiel à deux, après un départage. Votre amour est donc réduit à un ensemble de réseaux et de flux très complexifiés. Il est à la croisée des chemins de votre enfance mal passée, votre homosexualité refoulée ou votre mère recherchée, il est aussi la répétition probable du premier ou de l'avant dernier amour, la quête de tel idéal donné par vos dessins animés ou la peur simple et banale de mourir seul. On s'indigne des habitudes, de la routine, de l'infidélité, on crie garde à l'égoïsme ou la lâcheté, on vénère secrètement le mariage et se gargarise de libération.
L'amour a pour essence de ne pas en avoir. Ceux qui s'aiment remarquent Badiou créent leur propre mythe, et plus encore ils mettent en marche un destin rétrospectif. Il faudrait surement dire qu'un des signes de l'amour à lui-même est l'indépendance vis à vis de toute conceptualisation, et la défiance pour les affres de la pensée commune ou des bons conseils d'expérimentés. Il n'y pas de "rodés de l'amour", pas d'expérience l'amour est comme la mort : nulle expérience n'en est possible, nulle domestication envisageable, l’expérience paradoxale d’une certitude indéterminée.
Si sa vision est à sacraliser faisons le à la manière de Kierkegaard décrivant le stade religieux. Chez lui le stade religieux se distingue radicalement de la religion socialement établie, qui n'est qu'une caricature indécente de la vraie religiosité. La religiosité, est «la religion du paradoxe». Elle engage le croyant passionné à «fonder sur un savoir historique une félicité éternelle», c'est-à-dire à croire - contre toute raison - à la félicité éternelle annoncée paradoxalement par l'incarnation de Dieu, à un moment donné de l'histoire. L'homme, lui-même synthèse paradoxale de détermination temporelle et d'aspiration à l'éternel, ne peut accomplir son existence que dans la foi, qui l'élève à ce stade ultime, avec «crainte et tremblement», dans une relation personnelle, intime et extraordinaire avec Dieu. Seul Abraham figure cette existence religieuse de l'individu sous le regard de Dieu, car il obtempère sans résister lorsque Dieu lui ordonne de violer la Loi qu'il a lui-même édictée. Muré dans son silence, puisant sa force dans l'intime secret de son intériorité, refusant tout conseil et toute «raison», il s'en va sacrifier son fils Isaac, C'est un par delà le bien et le mal qui n'annihile pas tout rapport éthique mais le subsume dans l'exigence de la foi en l'autre.
Soyons des Antigones, contre l'exigence de la loi ou du compromis, refusons la valeur suprêmement vénérée et crainte par tous de la vie, pour choisir et recréer ses propres valeurs. Ce n'est d'ailleurs pas préférer la mort à la vie, c'est être par delà la vie et la mort, par delà l'amour et le désamour, par delà l'égoïsme amoureux ou le sacrifice fou, par delà les pactes rationalisant et les illusions fondamentales et archaïques, c'est être à Nous.
Banalement sans doute, il faut redire et exiger de réinventer l'amour quand on aime. La lâcheté ou l'égoïsme n'existent pas, ils ne sont que les apanages de l'ambivalence essentielle de l'être. Qui ne choisit pas prouve par là non pas son égoïsme ou sa lâcheté (ou évidemment que si mais c'est là l'ombre d'une tautologie qui n'informe sur rien). L'amour est lui même ambivalence indéfinie, ce que nous avons beau déconstruire ou défaire sans l'espoir d'appartenance à soi C'est ici que nous comprenons le rapprochement de la philosophie et l'amour fait par Badiou comme la philosophie, le processus amoureux pose la question du sens sans possibilité de réponse. Comme Rimbaud, ou la philosophie soyons conscients que le langage ne met à sa disposition pour dire le Nouveau que des concepts plombés par leur appartenance au vieux monde, des concepts réversibles qui disent l'aliénation au Passé quand ils voudraient exprimer la marche vers l'Avenir. Il ne sait décrire l'Amour réinventé que dans le discours amoureux de l'églogue, figurer le Bonheur que sous les traits de la Sainte Famille. Il ne sait proclamer sa foi dans l'Utopie socialiste qu'avec les mots du messianisme chrétien. Et même, pourrions-nous ajouter, il ne sait désigner la révolution qu'avec les mots de la contre-révolution. La Vision, trop naïve et empruntant un matériau symbolique par trop hétéroclite, s'est finalement détraquée sous le poids de son inconséquence.
La rencontre est peut être en dehors de tout destin, il a d'effrayant et de déphénomonélisant sa contingence, son jaillissement et précisément qu'une complicité, qu'un « je ne sais quoi » d'indispensable " se tisse au sein de l'étrangeté absolue et radicale. Il y a comme un sens insensé qui se fait sens. Cette rencontre est peut être la seule possibilité de se défaire comme l' a tenté Descartes de ses opinions ou de la pensée unique. Sa réinvention est presque déjà toute trouvée : la complicité ou l'amour sont d'eux mêmes les témoins de révolutions de pensées, et des formes nouvelles du monde. L'amour de l'autre nous laisse témoin d'un l'autre de l'amour, qui accepté parce que c'est l'autre -et non l'amour- nous mène à une révolution tout aussi importante que le doute méthodique. C'est là un doute radical et final qui n'est pourtant pas celui des pires sceptiques en ce qu'il ne renvoie pas au néant mais à la création. Car Sartre et Beauvoir, eux mêmes se restreignent aux pactes, et n'en évitent pas moins les souffrances, ils rêvent tous deux secrètement de mariage, et se demande une forme d'exclusivité. Finalement nous passons à côté du plus intéressant et vraisemblablement de ce qui a tenu leur amour, ce n'est pas les pactes et les libertés encadrées mais l'oeuvre. Et préserver l’œuvre, il n’y avait rien de plus important, pour ce couple. C'est là que réside la pesanteur de la légèreté. Il faut se souvenir qu’ils ont découvert la philosophie ensemble. Beauvoir a joué un rôle bien plus grand qu’on ne s’imagine dans la philosophie sartrienne. C’est notamment elle qui lui a fait découvrir Hegel. Il est prisonnier en Allemagne, et elle, lisant Hegel à la bibliothèque nationale, lui écrit : « C’est très proche de vous. Il transforme en joie ce que vous regardez avec pessimisme, mais c’est très important. Il faut que vous le lisiez ! ». Ainsi la réinvention de l'amour s'éprouve dans l'acceptation de sa création. "Nous étions brouillés, lui et moi : une brouille ce n’est rien – dût-on ne jamais se revoir-, tout juste une autre manière de vivre ensemble et sans se perdre de vue dans le petit monde étroit qui nous est donné. Cela ne m’empêchait pas de penser à lui, de sentir son regard sur la page du livre, sur le journal qu’il lisait et de me dire "qu’en dit-il" ? Qu’en dit-il en ce moment ? (…).
Et c'est bien Beauvoir qui a le plus travaillé à la réinvention de l'amour, car comme Rimbaud c'est aux femmes de mener la réinvention. Rimbaud nous dit "Je n'aime pas les femmes. L'amour est à réinventer, on le sait. Elles ne peuvent plus que vouloir une position assurée. La position gagnée, coeur et beauté sont mis de côté: il ne reste que froid dédain, l'aliment du mariage, aujourd'hui. Ou bien je vois des femmes, avec les signes du bonheur, dont, moi, j'aurai pu faire de bonnes camarades, dévorées tout d'abord par des brutes sensibles comme des bûchers... "
Pour Rimbaud ce couple réel ou métaphorique a le pouvoir de transformer le monde et changer la vie. C'est donc au nom de cette vision du rôle centrale des femmes et de ce "pouvoir mieux" que Rimbaud condamne les couples menteurs. Le terme de promesse revient souvent, « promesse d'un amour multiple et complexe ». cette transformation de l'amour est pour Rimbaud la réinvention du corps amoureux « oh nos os sont couverts d'un nouveau corps amoureux », le corps amoureux est un corps merveilleux dégagé du corps mécanisé asexué du monde moderne. Tant qu'on aime on peut créer.
⨯
Inscrivez-vous au blog
Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour
Rejoignez les 9 autres membres