Islam, laïcité, démocratie
Des discussions intenses se produisent aujourd’hui à propos de l’islam, la laïcité et la démocratie. Les arguments invoqués par les différents intervenants renvoient à des représentations, souvent implicites, des rapports qui peuvent exister entre ces trois termes. Ils renvoient également à des conceptions déterminées des processus historiques à l’oeuvre dans les sociétés musulmanes contemporaines. Peut-on tenter de voir plus clair dans le sens attribué à chacun des trois termes et, par conséquent, revisiter les conceptions répandues de nos jours ?
A. Filali-Ansary a rassemblé dans ce volume la présentation de seize œuvres concernant la pensée islamique ; seize contributions à une lecture renouvelée du texte coranique, des modes de son interprétation, de la reconsidération des étapes historiques de l’histoire des sociétés musulmanes et du patrimoine culturel hérité de la période classique. La plupart des penseurs étudiés sont d’origine musulmane, mais plusieurs islamisants européens (Berque, Rodinson) ou américains (Hodgson) apparaissent également. Ces différents auteurs construisent des œuvres fort différenciées, mais leurs réflexions convergent sur un certain nombre de propos :
Pour commencer, ils se rejoignent sur la nécessité d’une lecture historique du texte coranique : « On ne peut concevoir la Révélation, ni accéder à son sens profond, sans tenir compte des problèmes concrets vécus par la société de l’époque » (p.189, à propos de Fazlur Rahman). C’est là une considération première, essentielle, le point de départ fondant leurs lectures des textes sacrés et les différenciant des courants exégétiques courants chez la plupart des musulmans. Cette première prise de position en entraîne une seconde, l’appréciation nouvelle des styles littéraires du Coran. La question fut posée dès 1948 par l’ouvrage de M.Khalafallah L’art narratif dans le Coran dont il est fait largement état (pp.12-39). Récusant l’attitude de nombreux idéologues morcelant le texte coranique pour en tirer des prescriptions séparées, il prône un retour à une lecture respectueuse de l’unité du texte coranique, de ses intentions historiques, des genres littéraires mis en œuvre (on se souvient du débat autour de la métaphore dans le Coran soulevée par les interprétations mu‘tazilites à l’époque abbasside). D’autres essayistes, comme Abdelmajid Charfi (Al-Islâm bayna al-risâla wa-al-ta’rîkh, 2001) ou Mohammed Chahrour (Dirâsât islâmiyya mu‘âsira, 1994), insistent sur la nécessité de prendre en compte le langage symbolique présent dans le Coran, et de ne pas réduire systématiquement ce dernier à du langage conceptuel.
Le débat sur l’usage du langage conceptuel conduit inévitablement à l’évaluation des domaines juridique et politique et de leur rapport avec le religieux. Le problème n’est pas celui de la seule exégèse, mais exige aussi une relecture historique des faits qui ont mené à rendre l’interprétation coranique actuelle si figée. Plusieurs auteurs opèrent une séparation entre Coran et Loi, la charia. Et d’ailleurs, le prophète Muhammad était-il aussi chef d’un état ? A. Filaly-Ansary revient à plusieurs reprises sur l’événement que constitua la parution du livre de ‘Abd al-Râziq L’Islam et les fondements du pouvoir en 1925 (trad. fr. La Découverte, 1994). Selon cet auteur pionnier, le pouvoir du Prophète était un fait historique exceptionnel, ponctuel ; il ne fondait pas une société appelée à prolonger une situation politique particulière, un état. Les initiatives d’Abû Bakr et de ‘Umar furent purement humaines, profanes. L’idéologie sunnite définitive a été élaborée par la suite, et sa légitimité a été maquillée par les juristes officiels. ‘Abd al-Râziq se trouve rejoint par des biais différents par d’autres auteurs. Khalafallah (Mafâhîm qur’âniyya, 1984) estime que le prophète Muhammad n’a nullement été un chef temporel – ce que devinrent par contre les califes après lui. Les choix de ces derniers, ajoute Mohammed Abed Jabri (Al-dîn wa-al-dawla wa-tatbîq al-sharî‘a, 1996), fut essentiellement pragmatique, et non fondé sur de injonctions du Coran. Pour Chahrour, il s’est agit de détourner la pratique libre des origines pour instaurer un système dynastique oppressif qui lui était étranger au départ.
Du coup, le rapport entre le croyant et le texte de la Révélation se trouve modifié en profondeur. Fondamentalement, le Coran n’est pas un code de loi, mais un appel d’ordre éthique, comme le soulignent plusieurs auteurs chacun selon leur approche. Aziz Azmeh (Al-‘ilmâniyya min manzûr mukhtalif, 1992) observe que la charia ne se présente nullement comme un système, mais comme un ensemble de prescriptions issus d’une pratique empirique. Selon Fazlur Rahman, l’établissement de ces normes fixes fut un dévoiement historique qui bloqua la dynamique des origines. Mohamed Charfi (Islam et liberté, 1998) en conclut qu’il convient à présent de dissocier le droit de la religion en tant que telle. A.Charfi stigmatise également ce détournement de l’interprétation du Coran, qui devint un catalogue de prescriptions en vertu d’un consensus, ijma‘, qui s’autoproclamait en quelque sorte instance ultime en matière de droit et de foi.
Certains penseurs aboutissent même à des conclusions plus radicales encore. Ultime révélation, le Coran invite les hommes, selon Khalafallah, à dépasser le domaine des religions précédentes ; c’est, résume A.Filali-Ansary, « ce qui fait de l’islam la religion de la maturité du genre humain, la forme ultime de la religiosité vraie, celle qui met fin à l’enchantement de l’homme et, si l’on peut dire, ‘passe la main’ à la raison ». Pour Mohamed Talbi également (‘Iyâl Allâh, 1992), le lieu de l’Islam permet à l’homme d’accéder à une ouverture religieuse complète, il surplombe celui des autres confessions, sans les exclure pour autant. Il appelle à un au-delà des conceptions anciennes, à une libération de l’homme, argumente aussi A.Charfi.
Reste que le monde musulman souffre, en matière de philosophie parlant, d’une crise profonde. Le domaine du discours religieux est occupé principalement par des idéologues de tendance fondamentaliste. Plusieurs auteurs évoqués par A.Filali-Ansary tracent de cette pensée islamiste contemporaine un portrait incisif. L’idéologie islamique contemporaine est une réaction toute récente à la modernité, non l’expression d’une pensée authentique et originale, relève Azmeh. Pour Fazlur Rahman, le monde musulman actuel souffre de l’absence d’une véritable pensée. C’est un bricolage idéologique auquel l’opinion se prête avec une complaisance que déplore Yadh Ben Ashour (Politique, religion et droit dans le monde arabe, 1992) ; les écrivains eux-mêmes en viennent à brider eux-mêmes leur propre réflexion pour respecter les limites tracées par cette opinion publique, note M.Charfi. Mais comment expliquer l’étendue de ces blocages exégétiques ? La société islamique médiévale a en quelque sorte ‘trop bien réussi’, estime Marshall Hodgson (Rethinking World History, 1993), en créant des rapports sociaux et culturels somme toutes harmonieux et stables ; d’où la difficulté de s’en dégager.
Maintenant, que faire ? En fonction de quels critères interpréter les injonctions d’ordre juridique des textes sacrés pour les sociétés actuelles ? Plusieurs de nos penseurs soulignent l’importance de la mise en œuvre du principe d’intérêt général. C’est lui qui a animé l’élaboration de la charia au cours des siècles, rappelle M.A.Jabri. M.Talbi propose de revenir à chaque prescription de cette Loi, à la finalité profonde qui l’anime. Abdelmajid Charfi juge également nécessaire de revenir à l’intuition première qui, au-delà de la formulation de telle ou telle règle, en faisait la cohérence.
Au final, l’acceptation du pluralisme, de la démocratie est indispensable. L’idée d’un gouvernement religieux et démocratique à la fois n’est pas concevable, rappelle M.Charfi. Le thème de la démocratie comme principe universel devant animer toutes les sociétés, islamiques comprises, est l’objet de longues réflexions de A.Sorouch. Il importe en tout cas, souligne avec énergie M.Talbi, de dépasser une fois pour toutes les questions concernant le pluralisme et l’égalité : celles de l’esclavage, de la condition féminine, des minorités religieuses. Tolérer l’apostasie ou l’athéisme en est un corollaire inévitable. Tous ces auteurs ne sont cependant pas d’accord pour une application intégrale de la laïcité : Pour M.A.Jabri par exemple, il s’agit d’une notion propre à l’évolution des sociétés occidentales ; il importe que les pays musulmans gardent des références à l’éthique générale proposée par le Coran et la Tradition. Indirectement, les musulmans sont invités à faire le départ entre ce qui relève de la règlementation sociale et de l’éthique, et ce qui ressortit à la spiritualité : ce sur quoi insiste Sorouch notamment.
Ce livre clair et documenté offre un panorama fort utile de la pensée musulmane laïque contemporain. Le rôle de plusieurs auteurs importants comme M.Iqbal, A.Laroui, M.M.Taha, Husayn A.Amin, M.Arkoun ou N.H.Abû Zayd est évoqué à l’occasion sans faire l’objet d’un chapitre, et l’ouvrage ne parle que brièvement (Sorouch) des riches courants de pensée en Iran ; mais il ne pouvait être question de traiter l’ensemble d’une production trop vaste. Bien sûr, comme le note l’auteur, la totalité de ces écrivains et philosophes – isolés, souvent mal connus même dans leurs propres pays d’origine – ne constitue pas encore un véritable courant. Et cela pose une redoutable question. Pourquoi l’impact de la pensée critique reste si faible, en dépit de la pénétration de la modernité, chez les intellectuels du monde musulman ? Le débat contradictoire les concernant existe certes (N.H. Abû Zayd en fut parmi d’autres la victime), mais il est très loin de faire la une des journaux. En Occident, ces débats, trop strictement internes à la société musulmane, sont largement ignorés. Les médias, pourtant prolixes sur les questions touchant à l’Islam, focalisent leur attention sur les courants les plus radicaux. Espérons que l’ouvrage de Abdou Filaly-Ansary, comme d’autres de même intention (cf. Les nouveaux penseurs de l’islam, de R. Benzine) suscite un écho suffisant auprès du lectorat francophone. Car tous les auteurs évoqués, malgré leur diversité et leur isolement, n’en posent pas moins les fondements d’un islam d’avenir.
Islam and Democracy in the Middle East provides a comprehensive assessment of the origins and staying power of Middle East autocracies, as well as a sober account of the struggles of state reformers and opposition forces to promote civil liberties, competitive elections, and a pluralistic vision of Islam. Drawing on the insights of some twenty-five leading Western and Middle Eastern scholars, the book highlights the dualistic and often contradictory nature of political liberalization. As the case studies of Morocco, Algeria, Egypt, Jordan, Kuwait, Qatar, and Yemen suggest, political liberalization—as managed by the state—not only opens new spaces for debate and criticism, but is also used as a deliberate tactic to avoid genuine democratization. In several chapters on Iran, the authors analyze the benefits and costs of limited reform. There, the electoral successes of President Mohammad Khatami and his reformist allies inspired a new generation but have not as yet undermined the clerical establishment's power. By contrast, in Turkey a party with Islamist roots is moving a discredited system beyond decades of conflict and paralysis, following a stunning election victory in 2002.
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